Chapitre 12

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Quelquefois, Bucky parvient à échapper à ses frères, à ses devoirs et il passe le dimanche après-midi chez Steve. Il griffonne un dessin sans conviction un jour, apporte des revues la fois suivante, des livres de la bibliothèque qui parlent de l'Afrique, d'astronomie, d'aviation. Il explore comme ça, impatient de fouler le vaste monde. Tu sais que l'armée a tenté d'entrer en communication avec les Martiens, il y a six ans ? Steve rit, il pose des feuilles sur les vitres et dessine autour d'un vaisseau futuriste, la délégation martienne : des créatures aux longues oreilles et aux yeux menaçants, forcément, engoncées dans des armures sophistiquées. Bucky demande, pendant que Steve gratte au crayon et à l'encre ses feuilles de papier :

« Tu n'y mets jamais de couleurs ?

- Je n'en ai pas. J'en demanderai peut-être pour Noël. »


&


« Bucky ! »

« BUCKY ! »

« BUCKY !

- Steve ?

- C'est quoi ce boucan ? tonne le lieutenant Barnes.

- Bucky ! hurle encore Steve au pied de son immeuble.

- Non mais c'est quoi ce cirque ! proteste un voisin.

- Tu as vu l'heure ! s'écrie un autre.

- Mais il a bu ?! Pauvre gosse...

- J'AI TON VÉLO ! »

Après une bousculade que Steve devine derrière la fenêtre, le petit Donald pointe la tête dehors le premier. Aussitôt, Bucky l'écarte sans ménagement et se penche vers Steve. Il sort de sa toilette, torse nu, le sourire éclatant, incrédule, merveilleusement incrédule. Et puis, il s'effondre.

« Putain la tronche..., siffle Rob qui a passé la tête sous le coude de son aîné.

- Langage ! tacle le Big Barnes à la fenêtre voisine.

- Enfin, presque, balbutie Steve.

- Steve, ton visage...

- C'est rien ! se défend vertement son ami.

- Monte ! »

Bucky dévale de son côté, pour le retrouver le plus vite possible. À chaque palier, son cœur se soulève sur des bouffées d'excitation imprécise et puissantes comme une machinerie à vapeur. Une aventure ? Qui lui a fait ça ? Pour mon vélo, vraiment ? Steve, vraiment... De l'autre côté, Steve saute les degrés mais plus il monte, plus sa bravache lui pèse. Ses chevilles se tordent, ses pieds s'engourdissent, lestés du plomb du ridicule.

Il entend la cavalcade de Bucky s'interrompre à l'étage supérieur

Hey, appelle-t-il, accroché à la rambarde, bouche-bée.

La chemise qu'il a à peine passée bat sur son corps vif. Enfant chéri, rien ne te résiste à toi, et j'ai encore voulu jouer au grand. Le cri qu'il retient en discernant son visage dans la pénombre grince à l'orée de sa gorge. Steve, défiant, tire une langue rouge de sang. Bucky souffle un spectre de rire pour lui faire plaisir, ne pas le trahir mais il n'arrive pas à soulever les commissures de ses lèvres. Il tend la main, sans savoir qu'en faire : effleurer la bosse qui déforme son arcade, essuyer le sang sur son menton ? Ses doigts tremblent. C'est la colère.

« Habille-toi, marmonne Steve, tu vas attraper froid.

- Qui t'a fait ça ? »

Steve n'a plus envie de parler. Il hausse les épaules. La poigne sûre de Bucky vient caresser son bras, il a même la gentillesse de descendre une marche pour être à sa hauteur. Steve, murmure-t-il, en dodelinant de la tête sans vraiment chercher son regard. Steve. Il ne le presse pas, malgré les courants d'air qui dessinent des frissons sur sa peau. Steve regarde sa poitrine se soulever au rythme de sa respiration, encore un peu paniquée. Pour moi ? songe-t-il, et c'est un songe étrange.

Il chuchote :

« Le soir où on est rentrés de Harlem... J'ai vu un gars sur un vélo qui ressemblait au tien et je l'ai suivi. Heureusement, il rentrait chez lui, t'imagines... »

Bucky hausse les sourcils. Oh oui, il imagine, Steve l'aurait suivi jusqu'au Bronx s'il avait fallu.

« C'était pas du tout le petit garçon qu'on avait vu à Manhattan, je suis sûr qu'il se l'est fait voler à son tour. Je suis retourné voir plusieurs fois et je l'ai confronté cet après-midi. Mais ça... ça s'est pas passé comme prévu. »

Il esquisse un faux sourire bravache.

« Sauf que maintenant, je suis sûr que c'est le tien. Et je sais où il habite.

- Tu n'avais pas ton canif ? »

Steve pouffe sans sourire. Bucky lâche son épaule, embarrassé, impressionné. Il ne sait pas quoi dire. C'est terrible, parce que Steve ne manque que d'envergure, quand des crétins comme Douglas ont toute la vigueur du monde pour eux et n'en font rien.

« Merci, murmure-t-il.

- Très drôle, bougonne Steve.

- Viens, on va te laver. »

Steve esquive avec embarras les questions des Barnes. Bucky mouille un linge dans la salle de bains et l'invite dans la chambre. Ses frères, qui faisaient leurs devoirs, le regardent avec curiosité. Donald a un peu peur du sang, Mick joue aux durs et le toise. « Fais pas gaffe », chuchote Bucky en lui indiquant l'échelle de son lit. Il a passé un pull en laine vert foncé, un pull de soldat. Ils se hissent là-haut, ils plaisantent un peu, le temps que l'excitation de Steve retombe.

« Pourquoi vous rigolez ? réclame Mick.

- C'est pas tes affaires, fiche-nous la paix ! »

Ils sont allongés sur le ventre, comme ils le faisaient dans les parcs l'été. Steve soupire et pose sa tête sur le dos de Bucky. Il tremble d'épuisement et palpite, encore tout ivre de justice. T'es pas possible, Steve... murmure Bucky, avec une tendresse folle, et Steve sent son murmure plus qu'il ne l'entend.

Steve.

Ce n'est peut-être pas une position très convenable, songe Steve. Mais Bucky ne dit rien, rien que

Steve

Et ça résonne.

Steve.

Steve.

Steve.

À BrooklynOù les histoires vivent. Découvrez maintenant