Chapitre 32

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Bucky fréquente un peu Frances, Steve ne sait pas plus que ça ce qu'il y a entre eux, et peu importe, c'est pas des choses dont ils parlent quand ils sont ensemble, c'est l'autre côté d'un miroir que Steve n'explore pas, pas encore, ça viendra. Lui, s'il échange trois regards avec une fille, c'est le bout du monde. Mais ce n'est pas le bout du monde qui l'intéresse.

« Elle sait que je suis promis à West Point. J'appartiens à l'armée pour cinq ans au moins, je n'ai pas le droit de me marier. »

Frances a l'âme romanesque, elle se contentera volontiers de lettres enflammées tout ce temps, de quelques permissions, d'un amant mystérieux pourvu qu'il ait des yeux dévastateurs comme les siens. Le jeu de l'amour, elle le connaît bien. Elle a peut-être déjà fréquenté un garçon, ou alors elle y a beaucoup pensé et a beaucoup observé. C'est elle qui distribue les rôles et Bucky se glisse facilement dans le sien. Il aime bien les oeillades, les gestes faussement retenus, la séduction en somme, il se découvre un instinct presque naturel pour ça. C'est sa délicatesse, et aussi son envie d'habiller sa tendresse en grand. Steve les regarde furtivement, il saisit les détails qu'il rassemble pour comprendre, avec curiosité, comprendre comment se trament et se tissent entre des amoureux, les broderies de la relation. Il voit surtout comme Bucky semble apaisé, et il sourit. « Un jour, on travaillera dans le même building, et on vivra dans le même immeuble, et ce qui serait vraiment idéal, ce serait d'épouser deux amies, tu ne trouves pas ?

- Mais Bucky, avec l'armée, tu vas être muté tous les ans.

- Et alors ? Tu seras un architecte renommé, tu pourras habiter partout où tu voudras. Je serai assez tôt en retraite, comme Barnes, alors après avoir sauvé le monde, on construira ensemble les villes de demain.

Ça t'inquiète ?

- Ce n'est pas de l'inquiétude ! » rouspète Steve avec un rictus.

Bucky passe le bras autour de ses épaules. Ils ne se reconnaissent pas forcément très bien dans ce futur-là, pourtant c'est ce que demande leur âge : trouve une place, un compromis - au pire une concession. La Grande Dépression de leur enfance ne leur a pas légué de belles chimères après lesquelles courir, n'empêche que Bucky se réconforte dans les maigres silhouettes que dessine leur ombre, déniant que le talent de Steve ne suffira peut-être pas, que sa santé... Ah, si nous pouvions reconnaître cette inquiétude !

Alors, déjà, ils sortent à quatre avec Frances et son amie Barbara qui a accepté par ennui ou désœuvrement. Les filles lorgnent les vitrines, gloussent entre elles, Frances fait les yeux doux à Bucky, Barbara ignore Steve. Il compte les minutes : à partir de combien sera-t-il autorisé à déclarer forfait ? Encore une, ses pieds traînent sur le trottoir, ça chuchote devant. Une autre de passée ; que de temps perdu, ses omoplates grognent, cours cours cours ! Bucky, qui a senti son impatience, le taquine du coude, misérable consolation qui empeste la compassion. Steve lève le nez. On n'est plus très loin de la bibliothèque, le prétexte est recevable, et au diable la politesse, Barbara n'en fait pas grand cas.

« Eh, marmonne Bucky à l'intersection, je ne voulais pas que ça se passe comme ça.

- Ça ne fait rien. Amuse-toi bien. On se retrouve plus tard. »

Steve lui adresse un rapide signe de la main et disparaît dans la foule des passants, écrasé par la canicule qui bourre ses poumons de poussière. Ses yeux irrités larmoient, il s'essuie les joues et le nez avec brusquerie. Que la vie est étouffante, seigneur ! J'enrage de ne pas savoir jouer ton jeu, tu sais. Les règles, c'est pas mon truc, ou trop mon truc, je ne sais même pas pour qui je suis si désolé, je suis démuni, il n'y a que moi qui... « Aïe ! » On l'a bousculé. Steve ouvre la bouche machinalement pour s'excuser, mais le jeune voyou est déjà en train de frôler un vieil homme. Un pickpocket, fulmine son esprit. « Eh, toi ! » clame-t-il en se précipitant sur ses talons. Mais le bras d'un complice refermé sur son cou l'entraîne vers une ruelle avec une force telle que ses pieds touchent à peine terre. « Lâche-moi ! glapit-il, nerveux comme un chat, en frappant dans le vide. Aaah ! » Le gars l'a projeté sur un mur, un bras tordu dans le dos. Steve se dresse sur la pointe des pieds pour soulager au mieux sa colonne vertébrale, pendant que l'autre palpe sa veste, fourre la main dans sa poche sans vergogne pour récupérer trois pauvres pièces. « Ne me touche pas ! » s'étrangle-t-il, offensé. Assez ! j'en ai marre marre marre de cette putain de vie ! rugit-il en battant des bras et jambes, mais de sa gorge ne sort qu'un cri inarticulé. « Tu vas te calmer, morveux ! » beugle le scélérat en cognant sa tempe d'un geste vif et puissant. Steve titube, sonné. Ses yeux s'égarent tant qu'il ne voit pas venir le second coup qui lui écrase les côtes.

À BrooklynOù les histoires vivent. Découvrez maintenant