Chapitre 28

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« Eh, Steve ! Regarde cette passe à trois dollars soixante quinze ! Je vais donner le meilleur de moi-même ! Je te la dédie ! Regarde bien ! »

Doug ferme un œil, lance avec grandiloquence, dérape et manque son panier. Steve tire la langue à son caquètement moqueur.

« C'était toi au billard !

- Merci, j'avais compris cette très subtile référence. »

L'autre gesticule et serre son épaule si fort que les talons de Steve se soulèvent. « Eh, t'as grandi ! braille-t-il trop près de son oreille. Si, si, tu as grandi ! » Les cris déraillent dans sa gorge grasse de tabac noir. « Aaah, tu m'as manqué, p'tite crapule. Brooklyn m'a manqué. Rendez-moi les bars, les pompes à gazole, les nanas des rues, les sirènes des ports !

- C'est bien ? Les Corps ?

- Ouais, ça le fait. C'est... Comment on dit ? Un peu comme l'armée. »

Son bras retient toujours l'épaule de Steve, et sa voix criarde l'étourdit un peu.

« Raconte !

- Mais raconte quoi, petite tête, y'a rien à raconter, toi t'iras jamais là-bas, tu travailles à l'école !

- Bon, on joue ? »

La balle impatiente fuse en comète entre les mains de Bucky, plus loin. Brusquement, il dérape, la lance droit sur Doug, qui dans son mouvement - protecteur ? sans doute seulement défensif - étrangle presque son ami. 

« Bucky ?! crie Steve.

- Woh woh woh, à vos ordres mais t'es dangereux, putain !

- Eh, tu parles au champion du lycée, rétorque Bucky, effronté, je sais ce que je fais !

- On va voir ! » frime Steve, en français dans le texte, en se frottant les mains.

On ne vit pas grand chose, et surtout pas l'après-midi décliner au milieu des bousculades et des harangues. Voilà que le soir tombe, la poussière de cuivre tintinnabule dans l'air. Même les câbles télégraphiques ont l'air tressés dans de l'or. Steve embarque derrière Bucky, pendant que Doug les guide sur le vélo qu'il lui a prêté. Les bruits de la ville se craquèlent dans leurs oreilles froides, ils gonflent et se dégonflent comme un soupir, et monte celui des ports. Là seulement, Doug raconte. Il râle d'abord, parce que Steve et Bucky sont taciturnes, alanguis par la course, ça les fait sourire, ces deux imbéciles inséparables, perchés sur le même vélo, inatteignables. Même quand ils ne parlent pas, ils se disent des secrets. Doug n'aime ni le silence, ni les secrets.

« Debout à six heures, lundi, beuh...

- Et après ? sourit Steve.

- Entraînement sportif, uniforme, le bazar, pire qu'au collège, sauf que je touche trente dollars par mois. Au début on avait des tentes, là ils ont fait construire des baraquements, pour l'hiver. Eh, par contre, on bouffe bien ! Steve, faut que tu viennes faire un régime là-bas ! »

Steve lui fait un pied de nez.

« Et c'est quoi, le boulot, pour trente dollars par mois ? demande Bucky.

- On range la forêt.

- Vous rangez la forêt ? 

- Juré. On débarrasse les pierres, le bois mort, on plante des arbres. On dresse des pare-feux pour éviter les incendies, les tempêtes comme celles de l'Arizona. Après on fait un peu de jeux, on a des cours du soir aussi pour ceux qui veulent, et une bibliothèque. 

À BrooklynOù les histoires vivent. Découvrez maintenant