Chapitre 26

58 16 3
                                    

« Eh, murmure Mathilde un soir qu'ils descendent ensemble vers le terrain de sports. T'en fais pas.

Je ne vais pas lui briser le cœur comme ça. »

Steve bondit. Je ne suis pas du tout inquiet pour Bucky, qu'est-ce que tu me chantes ? J'essayais de ne pas être vu de Ruth dont la présence me met toujours mal à l'aise et qui t'attend probablement déjà au stade ; de Moore que j'ai aperçu de l'autre côté de la grille et qui a recommencé à m'adresser des signes de menace, et j'essayais de ne pas trop me faire remarquer par cet abruti de William qui prend un malin plaisir à singer mes attitudes les plus spontanées.

Steve hausse les épaules. Il ne s'inquiète pas, Bucky a le cœur coriace et Mathilde n'est pas très menaçante.

Poseuse, va.

Il se tourne vers elle, avec l'oeil malicieux hérité des leprechauns irlandais.

« Comment, alors ? »

Elle ne répond pas. Elle fait juste une petite moue pleine d'évidence, que Steve ne voit pas parce qu'il vient de sauter à pieds joints dans les gradins.




Peut-être devine-t-elle que le lendemain, Steve se fera coincer par Moore, lui aspergera le visage du flacon de solvant qu'il gardait dans sa poche – à cet effet ? on ne saura jamais -, et, sanguinolent, empestant l'éther, lèvera le plus autoritaire des index à la face de Bucky, assis sur le lavabo des sanitaires, pour lui interdire tout commentaire.

« Ça me rappelle une rencontre.

- La ferme. »

Il balance les jambes, encore électrique. Bucky lui jette le vieux torchon humide au visage, et Steve mord dedans.




Ou peut-être qu'elle pense au mois suivant, à ses les mollets tendus par la course sur le parquet, tordus par les esquives et les sauts, qu'elle voit le match comme un vol d'oiseaux, comme un ballet dont on connaît seulement le canevas, qu'on invente à chaque pas : la plus offensive des valses. Réfléchir vite, se mouvoir avec souplesse. Le regard fier de Steve qui le couronne à l'annonce de la victoire. Le directeur du lycée l'a personnellement félicité, dans les effluves de parquet, de sueur, alors que tous les gars tourbillonnaient encore autour de lui, il a déclaré que s'il continuait ainsi l'année prochaine, Bucky aurait toutes ses chances de recevoir une bourse universitaire.




Peut-être que Bucky lui a raconté cette nuit de pleine lune où Steve et lui, tourmentés par un ennui nerveux, incapables de s'endormir, ont rallumé la radio, l'ont éteinte aussitôt et se sont cachés sous la couverture pour fuir les remontrances de Sarah. Là, ils ont mis au point leur émission, ont dressé le plan de trois saisons, la liste des invités et des sponsors, composé le jingle, se sont tordus de rire au point d'en avoir des courbatures au ventre, et c'est tout ce qui leur est resté, car toutes les bonnes idées s'étaient évaporées dès le lendemain.




Peut-être sinon, qu'elle a inventé pour eux la nuit de ses seize ans.

Steve ouvre la gorge au ciel Coca Cola comme s'il buvait la Voie Lactée

Ils narguent les esquisses et les ambitions, se racontent leurs blagues d'adolescents, se bousculent sur la musique qui passe à la radio et se rattrapent : leur façon de s'inviter à danser. Steve suit les pas qu'invente son ami, embarrassé par sa gaucherie. « C'est pas grave ! » le rassure Bucky. Leurs hanches twistent, ses poumons sifflent, les talons glissent, ils s'affalent lentement, dos à dos, assis par terre. Steve se retient de plaisanter sur... ça : danser, les filles. Ils n'en parlent pas quand elles ne sont pas là. Bucky fredonne encore, alors il balance la tête en arrière sur son épaule, les yeux fermés, et elle continue de tomber, loin, loin en arrière, vertige en spirales. La voix grave de Bucky passe de ses vertèbres à celles de Steve, elle fait le tour de son corps capricieux, et ses ondes se massent au cœur de son thorax pour condenser le plus précieux des joyaux.

À BrooklynOù les histoires vivent. Découvrez maintenant