Chapitre 51

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Le solstice portera toujours le reflet de la séparation : fin du collège, fin du lycée, et aujourd'hui défilé des militaires fraîchement nommés, un millier de garçons en tenue grise, qui lui ressemblent. Un instant, Steve voit s'aligner les jouets identiques de l'usine, et il ferme les yeux pour nier le vertige.

En septembre, la guerre sera déclarée en Europe. Roosevelt rejettera la neutralité et son pays deviendra l'arsenal de la démocratie pour les Alliés

L'année suivante, il rétablira le service militaire et les premières conscriptions volontaires suivront

I have seen the future murmure Steve, vainqueur du concours des Arts de Demain.

Ils ne se sont rien promis en se séparant la dernière fois. La dernière nuit. C'est le genre d'histoire qui ne connaît que des fins sans jamais débuter.


« Eh, Barnes ! » clame Emmet au bord de leur rivière.

 Manny allume un feu pour y faire griller les bars qu'ils ont pêchés.

« Buchanan Barnes, corrige Steve.

- J'te revois encore courir en culottes courtes sous le nez de Harrington.

- T'as pas mieux au palmarès ?

- Viens, on va lui rendre une dernière visite pour lui prouver qu'on n'a pas si mal tourné ! »

Les gaillards éclatent de grands rires tonitruants. Bucky a animé pour eux une parodie d'entraînement commando : marcher sur les braises, enchaîner les pompes, courir avec un camarade sur le dos. Ça dégénère évidemment. Les gaillards arrachent leurs vêtements et plongent nus dans l'eau verte et noire. Bucky surgit entre eux, plus vif et puissant que tous les amis qui applaudissent, faussement railleurs, sincèrement et profondément et intensément et à tout jamais heureux pour lui, à travers la nostalgie qui cingle

Encore nu, Doug presse l'épaule de Steve en passant, seulement cela, avant de se retourner pour fumer plus loin avec les autres. 

Les flammes vacillent sur le doux visage de Bucky, elles dessinent des ombres sur ses paupières, celles que Steve ne s'est jamais lassé de dessiner. Il a les bras enroulés autour des genoux, comme Steve, collé à son épaule. Ses yeux brillent. Son cœur explose. Ils grelottent de tristesse et de joie. Bucky sourit en le bousculant, un tout petit peu, et puis recommence, comme s'ils se berçaient.

« On se voit demain ?

- Sûrement », sourit Steve.

Steve

J'aurai quelque chose à te dire avant mon départ, quand j'aurai retrouvé un peu de courage

Mais pour le moment, j'ai envie de jouer comme ces imbéciles heureux, comme un enfant insouciant, je veux

me gaver encore tout entier du bonheur d'être l'ami d'un homme tel que toi, loyal et vaillant, et habité du magma des cieux orageux.




« Je vais finir par croire que tu aimes ça !

- J'allais n'en faire qu'une bouchée ! »

Bucky pouffe de rire.

Il semble que l'été de Brooklyn se fasse plus immense que jamais et nous écrase de son azur implacable, sa chaleur qui crépite. Qu'il essaie, il ne saura jamais remplacer tes yeux qui s'arrachent à mon ciel.

Bucky ouvre les bras dans la ruelle discrète. Steve s'y blottit, inspire l'odeur de son cou, la joue de son ami bien fermée sur son front. Sa poitrine enfle sous sa tête, et sa voix chante à son oreille :

« Steve

quand on sera grands... »

Steve glousse, j'ai arrêté de grandir à douze ans, qu'est-ce que tu me chantes.

Bucky serre un peu plus ses épaules pour qu'il écoute jusqu'au bout.

« Quand on sera grands, on épousera deux amies. »

Le souffle de Bucky embrase son oreille. Il pose un long baiser sur son front. Pour la première fois, Steve comprend ce qu'il cache sous ces mots.

« Ou peut-être des sœurs. On vivra sur le même palier. Elles sortiront ensemble, souvent, elles auront plein de trucs de filles à faire. »

Bucky, tu ferais vraiment ça à des filles ?

Ils tremblent comme des damnés.

Through the smoke and flame

I've got to go where you are

For no ways can be too far

Where you are

Bucky, anxieux, écorché par la réalité, cherche une lumière verte au loin, à laquelle se raccrocher.

Steve pose les mains sur ses épaules.

Bucky, j'ai tenté à l'automne dernier de fracasser un des visages de l'injustice, au nom de Wallace

Ce fut en vain, j'ai l'habitude

C'est drôle d'avoir toute ma vie poursuivi des ennemis que tu disais trop grands pour moi :

Il me semble aujourd'hui que c'est la première fois que je suis dépassé

Mais je suis toujours le même idiot téméraire qui marche à tes côtés, alors je continuerai de me battre jusqu'à ce que tu sois libre

Tu as raison : il reste beaucoup de travail

Va mon soldat

« Et ne gagne pas la guerre avant que j'arrive. »

Moi, j'ai l'art, et un nouvel ennemi à défier, vaste comme le monde, un truc à te motiver pour toute une vie. Toutes mes histoires parleront de ça

Je combattrai les injustices, et je reviendrai te chercher, exilé dans l'hiver

(Je crois que j'ai menti. 

Leur dernier rêve commun, ce n'était pas de régler la guerre à eux seuls.)

Tu sais : je vois plus loin encore.

Bucky ébouriffe ses cheveux.

« Punk.

- Et tu serais mon Wolf ? »

Bucky fait un sourire et se détourne avant d'avoir trop envie de l'embrasser. Il prend la direction de la rue, ouvre les bras au soleil de Brooklyn qui sèche la plaie ouverte et hurlante.

À toi, Brooklyn 

Rien n'a changé

Et jamais, jamais je n'oublierai !

La rumeur de tes coins à voyous, les affiches dessinées par Steve placardées sur tous tes murs, les fenêtres ouvertes sur le sourire de Sarah, notre ballon dont le bruit se répercute sur chaque brique de pierre brune jusqu'à l'orage, tout

Tout crie son nom,

Steve !

Pour des siècles et des siècles


Il se retourne vers Steve resté dans l'ombre et tire de sa poche deux billets pour le World Fair.

« On va où ?

- Dans le futur ! »


Fin

(de la première partie ?)

À BrooklynOù les histoires vivent. Découvrez maintenant