Le vent fend les airs et vient se fracasser sur les mats des voiliers du port. La pluie me pique les yeux et mes cheveux me barrent le visage. Je brave le vent pour venir me réfugier contre le mur en crépis d'une maisonnette. À travers les gouttes écrasées sur mon cadrant de montre, j'arrive à déduire à peu près la position des aiguilles. Il doit être aux alentours de 20h, mais pas un chat dans les rues. Cela fait plusieurs jours que la tempête était prévue. La capitainerie nous avait harcelé de mails toute la semaine dernière pour nous défendre de mettre le nez dehors. Tous ont eu la sagesse d'esprit de se barricader dès les premiers nuages gris. Sauf moi.
Tout ceci est insensé ! Mes chaussures sont noyées dans les flaques et mon sac me scie l'épaule. Il pèse une tonne ! J'y ai fourré à la va-vite tous ce qui me passait sous la main sans même réfléchir. C'est fou comme la peur qui tiraille les intestins peut nous faire perdre tous nos moyens. Il avait fallu que ça arrive aujourd'hui ! Après réflexion, c'est peut-être grâce à cette tempête que je suis toujours en vie. Mais vais-je le rester longtemps ?
Mon chien, Cosmos, un berger australien, me regarde d'un air entendu. Il est dégoulinant, ressemblant plus à une serpillière décolorée qu'un fidèle compagnon. Il est de toute façon trop tard pour reculer, il doit s'être rendu compte de mon absence. Je respire un bon coup et me dresse face au vent. Je dois forcer sur mes jambes pour contrer ses assauts. Cosmos tient bon à mes cotés. En approchant de la capitainerie nous slalomons entre les maisons pour ne pas se faire remarquer. J'aperçois les poteaux en fer signalant l'entrée du ponton. Ils sifflent en harmonies avec le mat des voiliers donnant un concerto qui fait froid dans le dos. Une vague d'espoir s'empare de moi. Nous y sommes presque !
Un crissement de roue se fait entendre non loin et vient s'ajouter au sombre orchestre. Une voiture noire apparaît dans mon champ de vision. Elle manque de déraper et se redresse, passant de justesse à coté du rebord du port. Je me camoufle à toute vitesse dans les broussailles et attrape le harnais de Cosmos qui ne bronche pas. Les phares m'aveuglent mais je distingue nettement cette silhouette assise face au volant. Une remontée acide m'agresse lorsque je vois ses lèvres pincées, ses mâchoires serrées. Tout indique une violente colère, qui ne m'est que trop familière. Ses yeux scrutent le port, comme à la recherche de quelqu'un. Moi.
- Laisse tomber, aller, laisse tomber, chuchotais-je comme une prière.
Les feuilles viennent fouetter les vitres du 4x4 comme pour l'inciter à faire demi-tour. Mes jambes commencent à s'engourdir à force d'être accroupie et les bourrasques menacent de me renverser. Mais je tiens bon. Il le faut.
Il semblerait que des heures passent avant que la voiture effectue une marche arrière pour disparaître dans le brouillard. Je souffle un coup pour essayer de calmer les battements hystériques de mon coeur. Je ne sais plus distinguer si ceux sont des gouttes de pluies ou la sueur qui dégouline de mon front. Je m'essuie du revers de ma manche et me remets en route. Après quelques minutes, nous atteignons le ponton. Ce bois que j'ai tant arpenté dans le passé, grince sous mes chaussures. Cosmos émet un aboiement de victoire.- Chut ! Il est trop tôt encore pour se réjouir !
J'enjambe les filières du voilier et atteint la cabine. Je sors de ma doudoune un trousseau de clés qui glisse de mes doigts.
- Fais chier !
Je les ramasse tout en guettant derrière moi. La lumière émane de la capitainerie et j'aperçois des ombres s'y déplacer. Il faut faire vite, ils ne tarderont pas à me repérer ! Mon coeur palpite de nouveau dans mes tempes et pendant quelques secondes je n'entends rien d'autre. Mes mains tremblent et je n'arrive pas à mettre la clé dans la serrure.
Calme toi Sasha!
Je prends une grande inspiration avant de ré-essayer. Cette fois-ci la clé ne dévie pas et un énorme soulagement m'empare. La porte est un petit peu capricieuse mais je sais jouer avec le verrou qui cède d'un clic. Cosmos se rue à l'intérieur et se secoue vivement, tandis que je dépose mon sac à la hâte. Je démarre le moteur qui proteste quelque peu. Jamais je ne pourrai sortir du port à la voile, avec ce vent c'est trop risqué et qui plus est je me ferais repérer instantanément. J'enfile mon bonnet et ressort m'occuper des amarres. Je détache l'arrière en premier puis m'attarde sur l'avant. Mes doigts sont froids et les frottements avec les cordages encore salés me brûlent.
J'entends des voix au loin et sens l'adrénaline s'écouler dans mes veines. Bon sang si la mer ne me tue pas, c'est un arrêt cardiaque qui s'en chargera d'ici peu!
Une fois le bateau libéré je me précipite à la barre et met un peu de gaz. Le voilier s'éloigne du ponton mais rapidement l'écume vient fouetter la coque du bateau. Je suis obligée d'augmenter les noeuds pour ne pas être victime de la mer capricieuse. Et nous ne sommes encore que dans le port ! La situation ne va guère s'améliorer dans quelques minutes. Mais je navigue bien, je sais que j'en suis capable.
Je campe sur mes appuis et dépasse les deux grandes bouées signalant l'entrée du port. Malgré le vent tambourinant dans mes tympans, j'entends des voix s'élever dans mon dos. Il est trop tard maintenant. Ils ne me suivront pas, pas avec cette mer là.
C'est en prenant une grand inspiration que je réalise que je l'avais retenue. J'allume le GPS et me refait mentalement le trajet en tête. Ne pas aller trop à bâbord pour rester éloignée des rochers à fleurs de peaux, suivre le sud Est quoi qu'il arrive.
La houle est haute et chaque fracas contre les vagues manquent de nous renverser. Il faut tenir bon ! D'ici peut nous devrions atteindre un renfoncement sur la côte avec une petite plage et la mer se calmera. C'est ici que tous les touristes viennent faire trempette l'été. Cela reste risqué mais moins suicidaire que de continuer dans ces conditions. De plus, la plage est atteignable uniquement par la mer. Même s'ils se doutent de ma position ils ne pourront me rejoindre que lorsque la mer se sera fortement calmée. Et d'ici là si tout va bien, je serai déjà loin.
Nous prenons une vague de coté, nous manquant de peu de chavirer. En retour, je reçois une douche d'eau salée qui me fait instantanément trembler.
Au loin, j'aperçois le fameux renfoncement. Il faut absolument prendre bien large car si je tourne trop abruptement notre perte est assurée. Par maintes manœuvres, le voilier passe enfin les falaises et je peux diminuer le gaz. C'est fou comme la houle semble d'un coup moins impressionnante, sans risque de nous mettre à l'eau !
Je jette l'ancre et après plusieurs vérifications, peux enfin souffler un peu. Maintenant il faut attendre. Si les prévisions sont bonnes, la tempête se calmera assez pour que nous puissions repartir dans deux heures. Cela me laisse le temps de me mettre dans des habits secs et de défaire ce qui allait me servir de lit pour les prochaines nuits. Malgré le stress toujours présent, il faut impérativement que je dorme un peu. Sans le dire deux fois, mon corps obtempéra.
Le réveil sonne bien trop tôt à mes yeux. Cosmos est blotti contre moi, laissant me parcourir une douce chaleur. Un coup d'oeil à l'hublot me confirme qu'il est temps de repartir. On peut apercevoir au loin des éclaircis, suffisamment pour me rassurer sur la navigation qui allait suivre.
Je dépose des croquettes dans la gamelle de Cosmos, m'habille chaudement et sors sur le pont. L'air toujours aussi frais vient m'accueillir en faisant virevolter mes cheveux. Je lève l'ancre et en l'espace d'une demi-heure le petit renfoncement de terre à qui je dois la vie n'est plus qu'un point flou dans mon dos.
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L'ombre des vagues
RomanceSasha fuit depuis 68 jours sa ville natale à bord de son voilier, espérant tant bien que mal semer le démon à qui elle a ouvert sa porte. Mais plus que ça, elle cherche des réponses. La mort de son frère qui paraissait un simple accident dramatiqu...