Les tribulations d'Euphrosine - Une aventure dont vous êtes un peu le héros !

Flamants roses, sables mouvants et poules autobloquantes

La route était parfois sinueuse, et promettait un voyage tout sauf monotone. Le trafic était fluide en ce début d'après-midi : elle croisa seulement un groupe d'hommes tirant une charrette de chevreaux – elle se demanda quel était ce peuple qui ne s'était pas soumis à l'humain – et quelques troupeaux d'ovins, de lamas ou d'alpagas menés par leurs bergers, parfois accompagnés de chiens, à l'œil alerte et la truffe humide.

Les paysages rocailleux, aux chaudes couleurs ocre et terre de Sienne, parfois striées de nuances opalines, étaient parsemés de plantes succulentes, de cactus de toutes tailles et formes, de touffes d'herbes, de lichens et d'arbustes rustiques. Le panorama, au fil du chemin, comptait nombre de lagunes aux nuances de lapis-lazuli aux rives blanchies par le sel, et de salars étincelants aux sols craquelés en des formes hexagonales.

Quelques groupes de viscaches broutaient la rare végétation avec un appétit vorace. Imaginez la progéniture extravagante d'un lapin qui aurait folâtré avec un chinchilla, et vous aurez un portrait assez fidèle de ces curieux petits mammifères potelés. Au loin, on pouvait parfois apercevoir un renard de Magellan, à l'affût de ses futures proies, embusqué dans les touffes d'herbes. Le Licancabur, grandiose et monumental volcan au cône parfait, se reflétait avec majesté dans la Laguna Verde, dont le vert émeraude ondoyait vers un dégradé azuréen.

Quelques kilomètres plus loin, la brebis marchait au bord d'une lagune où une armada de flamants roses imperturbables batifolait en paix. Voraces, les élégants échassiers se bâfraient goulûment de microscopiques mollusques, et autres invertébrés aquatiques. Eux-mêmes gavés de cyanobactéries, ils procuraient à leur plumage leur coloration typique, allant du rose pâle au fuchsia.

Ces curieux oiseaux à l'allure altière intriguaient Euphrosine. Elle contourna la lagune pour les observer de plus près. Un instant d'inattention plus tard, elle tomba dans une zone de sables mouvants, dans laquelle la malheureuse commença à s'enliser, sous l'œil impassible des piafs hauts sur pattes qui s'empressèrent de poursuivre leur déjeuner.

Alors qu'elle tâchait de faire défiler sa courte vie dans sa tête – ce qui prit sans surprise moins de deux secondes –, contre toute attente elle en réchappa de justesse, grâce à l'intervention inopinée, voire miraculeuse, de poules autobloquantes qui passaient par là. Par chance, ces insolites gallinacés se déplacent toujours en troupeaux de treize ou plus, comme stipulé dans leur convention collective, et sont très à cheval sur le protocole.

Et les voilà qui se positionnèrent tout près d'Euphrosine, en quinconce, bien calées les unes contre les autres, comme prévu dans le plan d'intervention, de façon à former une sorte de petite allée. Celle-ci permit à la brebis de s'extirper de ce piège mortel d'où, sans aide, elle n'aurait jamais pu se sortir. La basse-cour de secours, légère comme quelques plumes, se dégagea sans difficulté de cette vase saumâtre avant de repartir aussi vite qu'elle était arrivée. On remarquera un beau travail d'équipe. Décidément, ces curieuses volailles étaient pleines de ressources.

La brebis, une fois revenue sur le plancher des alpaguas, s'éloigna en vitesse de ce secteur, toute tremblante. Elle se dit que, quand même il y avait du passage sur cette route !

Les services locaux devraient signaler et sécuriser ce danger au plus vite, avant que d'autres accidents surviennent. Combien avaient pu en être victimes avant ce jour ? Cependant, la rapidité d'exécution des services de la voirie n'avait d'égale que l'efficacité plus qu'approximative dont ils faisaient preuve avec une grande irrégularité. Sans compter que tomber par hasard sur une basse-cour de sauvetage relevait du mirage.

Le début de cette aventure avait déjà été bien plus fort en émotions et en rebondissements qu'escompté. Notre brebis préférée décida que ça suffisait pour aujourd'hui. Il était temps de se dégotter un abri pour passer sa première nuit libre.