C'est une bonne situation, mercière ?

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Les camarades reçurent ce curieux compliment avec circonspection, et se regardèrent en biais, sans mot dire, incrédules.

— C'est une bonne situation, mercière ? demanda Lucy à l'aïeule, sans aucune transition, comme elle et sa sœur savaient si bien faire.

— Vous savez, je ne crois pas qu'il y ait de bonne ou de mauvaise situation1. Si je dois résumer ma vida, c'est d'abord une passion, et des rencontres. Surtout avec des femmes, qui ont eu un jour besoin de fils, de rubans, de tissus. Je leur ai tendu la main, à un moment où elles se trouvaient en difficulté. Où elles ne pouvaient rien faire, où elles étaient seules chez elles... Et c'est assez curieux de se dire que les occasions, les rencontres forgent parfois une destinée... Parce que, quand on a le goût de la chose, quand on a le goût de la chose bien faite, le beau geste, parfois on ne trouve pas l'artisan qu'il nous faut. En ce qui me concerne, j'ai eu la chance qu'on me tende la main, et j'ai appris le métier très jeune. Et je dis gracias la vida, je chante la vida, je danse la vida ! Je ne suis qu'amor ! Et quand on me demande « mais comment fais-tu pour avoir toujours la main sur le cœur ? », je réponds que c'est cet amour de la chose bien faite qui m'a poussé aujourd'hui à aider des inconnus dans leur quête, et demain qui sait ? Peut-être à sauver le monde...!

Les six compagnons, médusés, se jetaient des coups d'œil furtifs, entre inquiétude et interrogation. S'étaient-ils à nouveau jetés dans les bras grands ouverts d'une folle furieuse, après les fidèles de l'Ultime Atome ? N'auraient-ils donc aucun répit ?

Sur ce, la bouilloire siffla un la majeur aigu, ce qui fit sursauter aussi fort nos amis qu'Obdulia ne bougea pas d'un iota. Lentement, elle se leva de son rocking-chair en cliquetant des aiguilles, et saisit le samovar. Pendant qu'elle remplissait les tasses, les compagnons tâchèrent de rester stoïques. S'ils voulaient obtenir des informations, il leur faudrait absolument garder leur sang-froid et la jouer fine.

— Allez-y, servez-vous, j'ai fait ces alfajores2 ce matin. Régalez-vous !

Tout le monde se servit, surtout par politesse. Non seulement ils venaient de prendre un goûter gargantuesque à leur arrivée dans le village, à peine deux heures auparavant, puis un second dans le temple de l'Ultime Atome après une bataille épique, mais une partie du groupe (est-il nécessaire de citer des noms ?) pensait qu'il n'était sûrement pas prudent de faire confiance à cette vieille marchande de rubans un peu folle-dingue. Elle pouvait très bien être de mèche avec les adeptes de la Communauté...

Urs, malgré son insatiable ferveur pour les théories du complot, succomba à sa gour­mandise et croqua le premier, du bout des dents, dans ce curieux assemblage de biscuits au cœur moelleux de marmelade, et nappé de chocolat. Ses comparses, autant qu'Obdulia, étudiaient sa réaction, avant d'oser goûter à leur tour à ces étranges douceurs. Le géant mangea une première bouchée, qu'il mâcha lentement, comme s'il cherchait à analyser le moindre ingrédient de la recette. Le visage indéchiffrable, les yeux fermés, il mastiqua pendant plusieurs secondes, concentré. Toute la pièce semblait suspendue à ses lèvres.

Urs fut soudain frappé par une soudaine implosion de saveurs absolument exquises. Un véritable feu d'artifice gustatif. Le mélange audacieux de l'amertume du cacao, de la douce acidité de la marmelade, ainsi que le sucré et le croquant gourmand des biscuits remplirent tour à tour la bouche du géant gourmet. Celui-ci frissonna de plaisir, puis rouvrit les yeux, et sourit à ses camarades, de toutes ses dents maculées de chocolat.

— Ha, j'ai cru entendre un sourire ! dit Obdulia, qui fixait la flambée, plongée dans ses pensées, mais attentive.

— Je confirme ! Merci, m'dame, c'est un délice, et je m'y connais en chocolat, je suis suisse !

Rassurés, les autres se servirent, et goûtèrent aussitôt leur biscuit dans un silence presque religieux. Urs finit sa première pâtisserie en la trempant dans son maté, et certains de ses compagnons l'imitèrent, ce qui se révéla être une excellente idée. Les gâteaux, mi-croquants, mi-moelleux, furent encore plus délicieux.

***

La nuit était maintenant tombée pour de bon, dans un doux et léger froissement d'étoffe à peine perceptible, comme le rideau sur une scène de théâtre ou les étoffes dans la boutique d'Obdulia. Le crépuscule touchait à sa fin, laissant une touche grenat au travers de la fenêtre de la petite cuisine.

Pendant que les acolytes savouraient leur troisième goûter du jour, Obdulia se leva, les quitta quelques minutes : c'était l'heure de fermer boutique. Regina se figea tout à coup, lorsqu'une révélation vint frapper son esprit, comme un marteau cognant une cloche. Le maté, connu pour ses propriétés stimulantes, lui avait permis de faire remonter, du fin fond de son esprit, la raison pour laquelle elle connaissait le nom de Huara.

— Bon sang de triple bouse de lama à roulette ! Ça m'revient !

Ses camarades tendirent l'oreille. Elle leur fit alors un rapide résumé à voix basse, pour ne pas éveiller les soupçons d'Obdulia, qui serait vite de retour...

Cette petite cité, perdue au tréfonds de la pampa, était à l'origine un hameau ouvrier prospère, rattaché à la véritable Huara, une plus grande bourgade, à quelques kilomètres d'ici. L'usine de salpêtre Humberstone et ses annexes constituaient la majeure partie du bourg, qui fut abandonné en 1960, après la Grande Crise du début du siècle. Cette ancienne activité minière expliquait la présence de la fine poussière blanchâtre qui recouvrait tout aux alentours, ce que les aventuriers avaient tout de suite remarqué.

La plupart des rares habitants encore sur place étaient d'anciens ouvriers à la retraite. Certains avaient pu être embauchés par l'Office de tourisme de la région en tant qu'acteurs pour jouer les marchands factices, ce qui les avait aidé à subvenir à leurs besoins, et à arrondir les débuts comme les fins de mois difficiles. La petite cité était ainsi devenue, bien malgré elle, une attraction touristique atypique, un repaire d'intermittents du spectacle et de marginaux de tous poils. Regina en avait même entendu parler jusqu'à San Pedro, la petite ville la plus proche de son village, où elle se rendait chaque semaine depuis son plus jeune âge pour vendre une partie des récoltes de l'ayllu.

Tito, comme à son habitude, lança un sarcasme à sa camarade.

— Alors, c'est bien, hein, mais on s'en était tous rendu compte, hein ! Entre la pous­sière omniprésente, des mecs en blancs complètement dingos... ! Ça paraissait plutôt évident !

La pauvre, mortifiée, se sentait aussi idiote qu'inutile.

— Raaah, je sais, c'est pas glorieux. Pas la peine d'en remettre une couche, hein ! Moi aussi j'aurai préféré que ces souvenirs remontent avant l'épisode de la Communauté de l'Ultime Atome ! Pas la peine de me faire la leçon ! Et c'est pas avec l'aleuromancie que j'aurai pu le savoir...

— Allez, ce n'est pas grave, va, la rassura Sully, pour calmer le jeu. Regina, ne t'en fais pas. On s'en est sortis sans encombres, c'est le principal ! Regarde, nous n'avons même pas une égratignure ! Mais c'est vrai que ça nous aurait bien aidé à savoir où on mettait les pieds. Tito, intima-t-il, arrête un peu les sarcasmes pour ce soir, tu veux bien ?

— On a donc la confirmation de mon intuition, enchaîna Urs sur un ton grave, ce bled est plus qu'étrange, et ce n'est peut-être pas fini. Rien ne nous dit que notre brave petite commerçante est au-delà de tout soupçon. Quoi qu'il arrive avec elle, restons tous bien sur nos gardes jusqu'à ce qu'on reparte, vu ?

Sur ces mots, Obdulia reparut, tout sourire, et se réinstalla dans son rocking-chair. Le groupe se figea. Pourvu qu'elle n'aie pas entendu les ordres d'Urs...

— Alors, mes petits, parlons peu, parlons bien. Je sais ce qui vous amène ici. La brebis, la fin du monde.

Tous restèrent bouche bée. Alors ça, ils ne l'avaient pas vu venir !

Les tribulations d'Euphrosine - Une aventure dont vous êtes un peu le héros !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant