Les tribulations d'Euphrosine - Une aventure dont vous êtes un peu le héros !

La petite voix dans la 4e dimension

Les compagnons restèrent comme six ronds de flan au beau milieu de la petite cuisine décatie. La vieille, un sourire inquiétant aux lèvres, se frottait les mains d'un air satisfait, et transperçait chacun des aventuriers de son regard vif et rieur.

— Comment se fait-il que vous soyez au courant de tout ça ? se risqua à lui rétorquer Sully, après un long silence sidéré.

— Mon petit, je sais beaucoup de choses... répondit-elle mystérieusement.

Le mage irlandais haussa son angoissant sourcil gauche, mais ne releva pas cette ré­flexion énigmatique. Il lui semblait préférable de ne pas contrarier l'étrange Obdulia, tant qu'elle ne leur avait pas révélé tout ce qu'elle savait. Néanmoins, se faire appeler « mon petit » l'abasourdit, c'était l'hôpital qui se foutait de la charité, puisqu'il avait lui-même déjà bien dépassé l'espérance de vie humaine maximale, grâce à ses pouvoirs hors-normes et à quelques potions ésotériques savamment mitonnées.

Ceci l'amena à soupçonner la mamie, d'apparence anodine au demeurant, d'être encore plus âgée que lui. Il en déduisit qu'elle devait posséder aussi, à coup sûr, des pouvoirs particuliers, même s'il n'avait ressenti aucune vibration magique à son contact, ne serait-ce de faible intensité. Ce serait d'après lui l'explication la plus plausible et rationnelle : son âge plus que canonique, le fait qu'elle semblait attendre leur venue, sans compter qu'elle connaissait précisément l'objet de leur quête et l'existence de la prophétie... Tout concordait.

La chaleur de l'âtre, alors que la fraîcheur de la nuit tombait sur leurs corps las, cette boisson réconfortante et les délicieux gâteaux qui réchauffent le cœur et l'âme, provoquèrent en nos aventuriers un doux laisser-aller, une irrésistible torpeur. Après une longue journée à parcourir les sentiers en plein cagnard, une petite poussée d'adrénaline au temple, et la digestion de leurs goûters dignes de hobbits joufflus, il n'en fallait pas beaucoup plus pour baisser la garde.

Leurs corps devinrent de plus en plus lourds... Regina et Sully s'avachirent sans aucune gêne dans leurs fauteuils. Les jumelles finirent en vrac par terre, tête-bêche. Tito et Urs, malgré leur méfiance intrinsèque, se laissèrent peu à peu glisser mollement le long de l'encadrement de la porte, pour se vautrer en douceur sur le sol, côte à côte. Bien plus qu'une détente profonde, en un instant, la vue et l'esprit des compagnons s'obscurcirent. Comme s'ils avaient été plongés dans du coton. Dans un léger brouillard.

Comme si on avait usé... d'un envoûtement.

L'un après l'autre, chacun sentit alors son corps comme soulevé du sol par une force invisible, et partir dans un tourbillon de mille couleurs vers une autre dimension, au doux son d'une étrange mélodie. Après quelques instants passés comme suspendus dans une galaxie vaporeuse, un nouveau décor émergea peu à peu de cette brume étrange. D'une petite cuisine défraîchie éclairée à la lampe à pétrole, ils atterrirent dans une prairie herbeuse, caressée par les rayons du soleil et une légère brise tiède.

Ils percevaient un murmure indéchiffrable et une musique psychédélique. Les aventuriers gambadaient dans la joie et l'allégresse, dans un champ pommelé et verdoyant, qui semblait se trouver à des années-lumière de Huara. Blythe et Lucy, changées en chevrettes, trottaient et zigzaguaient, faisaient des petits sauts de cabri entre leurs amis, et bêlaient en chœur. Regina sautillait main dans la main avec Tito, tous deux souriaient de toutes leurs dents, béats. Urs batifolait les cheveux dans le vent, bras dessus bras dessous avec Sully, dont la barbe ondulait dans la brise.

Ils étaient auréolés d'une nuée de moineaux au chant mélodieux, entourés de bébés lamas, trop mignons avec leurs pompons colorés en guise de boucles d'oreille, d'adorables oursons à lunettes, et de renardeaux des Andes, bien trop croquignolets. Tous batifolaient avec sereinement dans ce pâturage infini.