Road-trip, 1ère étape

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Avedis n'avait pas défini de destination précise pour la suite de leur périple. Tout comme lorsqu'il avait quitté le foyer parental en confiant sa décision à la trajectoire aléatoire d'une fléchette, l'homme avait foi en son destin et en son intuition.

Il décida donc au dernier moment de faire un petit détour dans le centre-ville d'Arica, où ils purent admirer le célèbre Morro, lieu emblématique de la métropole qui fut un temps en territoire péruvien stratégique, fut âprement disputée lors d'une bataille violente entre le Pérou et le Chili au début des années 1880. La colline se dressait aux abords du centre-ville, tout près du port, telle une sentinelle indéfectible. À son sommet, on pouvait désormais visiter un monument commémoratif de la Guerre du Pacifique, aussi connue sous le nom de Guerre du Salpêtre, ainsi qu'un belvédère où l'on pouvait contempler la baie d'Arica, dont les Cuevas de Anzota et, au loin, la vallée d'Azapa. Depuis ce perchoir citadin, l'immensité de l'océan prenait une dimension extraordinaire.

Toutefois, il n'était pas question de s'y éterniser. En ville, le trio se sentait cerné, oppressé par les immeubles ainsi que le bruit de la circulation. Euphrosine n'avait pas l'âme d'une citadine, et Avedis s'était trop bien habitué au calme de Huara Humberstone. Quant à Arsenic, il était ravi quoi qu'on fasse. Ils décidèrent donc de quitter la métropole et la côte Pacifique pour de bon.

La fin de la journée approchait, il était donc temps de se mettre derechef en quête d'un endroit pour la nuit, si possible loin du tumulte de la grande cité côtière. Avedis examina sa carte routière : la vallée d'Azapa s'étendait à l'est, droit devant eux, aux portes de la station balnéaire. Leur fier et vaillant side-car n'avait qu'à rouler quelques kilomètres avant qu'ils puissent y faire étape pour la nuit. Il jugea judicieux de faire une halte pour faire le plein et prendre quelques provisions non périssables, avant de sortir de la ville.

***

Dès la sortie de la métropole, la route n'en faisait qu'à sa tête. Elle déroula d'emblée quelques lacets corsés et des virages en épingle de derrière les fagots, histoire de mettre nos trois voyageurs en condition. Une fois arrivés sur le flanc du coteau, sur les hauteurs d'Arica, ils furent surpris de trouver une vallée verdoyante qui s'étalait en contre-bas, où de nombreuses plantations d'oliviers s'épanouissaient. Quel plaisir de trouver un peu de verdure au milieu de cette immensité aride ! Ils longèrent un moment l'oasis encaissée entre deux plateaux desséchés, tandis que le crépuscule tombait en douceur, par paliers réguliers, telles les cultures en terrasse sur les flancs des montagnes de l'altiplano.

Avant qu'il ne fasse tout à fait sombre, Avedis s'arrêta au bord de la piste pour installer un nouveau bivouac. Comme ils avaient déjeuné assez tard, personne n'avait très faim. Avedis se prépara un petit sandwich histoire de ne pas avoir de fringale au milieu de la nuit, Euphrosine se contenta de quelques poignées de foin, et Arsenic mangea la moitié de sa ration habituelle. Comme d'habitude, les poules roupillaient déjà depuis un moment dans l'habitacle.

Ce soir-là, la tombée de la nuit s'était accompagnée d'un remarquable dégradé de jaune aux nuances de miel, puis d'orange et enfin de pourpre, au son des hululements typiques de la parade amoureuse des tuco-tucos, d'étranges petits rongeurs qui ressemblent à des marmottes, et dont le corps proportionné de manière originale pouvait prêter à sourire, tant leur tête était grosse.

Ils ne tardèrent pas à se mettre au chaud dans leurs sacs de couchage douillets, complètement fourbus. La nuit était fraîche, et tous dormirent du sommeil du juste, à peine dérangés par le passage de quelques tatous réticulés, de drôles de mammifères cuirassés comme des chars d'assaut, venus gratter le sol près de la guitoune à la recherche de leur dîner.

***

Ils se réveillèrent aux prémices de l'aube, au mélodieux chant de canards huppés qui cancanaient d'une voix forte et rauque caractéristique. Ces cris étaient tellement forts et pénibles qu'on aurait dit qu'ils venaient de subir une affreuse descente d'organes ou pire, un terrible prolapsus du pénis. Avedis se leva le premier, afin de soulager un besoin naturel qui ne regardait que lui, et en profita pour faire un petit tour dans les parages. Il assista à la fin d'une démonstration de force des canards qui les avaient réveillés. Ceux-ci se trouvaient, semble-t-il, en plein combat. Ils se castagnaient en bombant le torse, et c'était à celui qui aurait la plus grosse voix. Dans le jargon ornithologique, les spécialistes appelaient cela un conflit de canards. La vallée encaissée amplifiait leurs cris déchirants, qu'on pouvait comparer au doux son d'une corne de brume aiguë et nasillarde, certainement audible à des kilomètres à la ronde.

Les tribulations d'Euphrosine - Une aventure dont vous êtes un peu le héros !Où les histoires vivent. Découvrez maintenant