Chapitre 2

196 0 0
                                    

— La sorcière, expliquai-je à Aènne après la lecture du conte, n'a pas utilisé ses pouvoirs pour se procurer de la nourriture. C'est dommage, car elle aurait pu économiser ses gemmes.

—  Elle est donc bête, déduit-il spontanément.

— Bête ? Je ne pense pas, répondis-je en me retenant de rire. Toutefois, repris-je sur un ton plus sérieux, ce personnage vit sur une terre stérile. Dans son royaume, tous les aliments sont importés de l'étranger vu que rien n'y pousse. Par conséquent, leurs prix sont élevés.

— Dans ce cas, pourquoi la sorcière ne déménage pas dans une région fertile? me demanda-t-il curieusement.

— Bonne question ! A ton avis?

— Je suppose, réfléchit-il, qu'elle ne veut pas quitter son foyer. A sa place, je ne voudrais pas non plus abandonner ma maison.

— Quoi qu'il en soit, la sorcière se complique la vie.

— Je comprends, dit assurément mon jeune élève. Par exemple, si le dragon nous attaque, je n'ai qu'à lui ordonner de partir au lieu de me battre. Vu que je suis un noble, il doit m'obéir.

— Malheureusement, le dragon ne t'obéira pas. Il cessera uniquement de nous menacer quand une esclave le vaincra.

— À quoi ressemble un dragon Lysandre ?

— Je ne sais pas, mais d'après le Conteur Deyan, qui a écrit la biographie de Sol, il s'agit d'un reptile immortel capable de cracher du feu et de voler. Les seules personnes qu'il ne peut pas brûler sont les Valtanes, des humaines résistantes au feu qui se transforment en phénix quand elles sont en danger. La princesse Sol aurait été la dernière Valtane du continent.

— Je crois qu'il est temps de conclure cette leçon, intervint doucement Séïra. Aènne est prêt à s'endormir.

Ce dernier, dont les yeux commençaient à se fermer, était allongé sur le canapé, la tête posée sur les genoux de sa mère.

Une personne frappa à la porte. Il s'agissait de Valaïa, la nourrice d'Aènne. Passionnée par la mode, elle changeait tous les jours de tenues et de coiffures. Aujourd'hui, elle portait une robe blanche agrémentée de plumes de paon et un grand chapeau assorti. Âgée de trente-cinq ans, elle était très joviale.

Elle emmena son protégé tandis que la duchesse me donna des instructions: « ce soir, tu aideras les lavandières à étendre le linge. Lakan (5) leur rendra bientôt visite, mais tu ne risqueras rien car des gardes surveilleront le lavoir. Ensuite, tu balayeras le cimetière familial (6). Mon intendant inspectera ton travail. S'il est impeccable, tu auras quartier libre demain ».

L'idée de bénéficier d'un jour de repos me motiva à me rendre au lavoir en suivant un sentier, même si je devais y rencontrer un squelette.

Je dépassais dans un premier temps la cuisine aux ouvertures dégorgeant de fumée et de bonnes odeurs. A l'entrée du bâtiment adossé au potager, une file de serviteurs se formait en attendant de recevoir les plats commandés par leurs maîtres.

Ensuite, j'arrivais au niveau des écuries composées de cabines séparées par des cloisons en bois. Elles étaient toutes vides, à l'exception de celles de Zédo et de Noïra, un étalon et une jument de la race des Frisons.

Zédo, un animal têtu, refusait d'être monté. Dès qu'un cavalier s'approchait de lui, il s'allongeait par terre en fermant les yeux et en tirant la langue. Il imitait un mort jusqu'à ce qu'un palefrenier le reconduise à sa cabine.

Noïra, quant à elle, était très douce. Elle boitait en raison d'une vieille blessure. Je lui offris quelques carottes avant de reprendre ma route.

Enfin, j'atteignais ma destination après vingt minutes de marche. Le lavoir situé au bord d'un ruisseau, alimentait trois grands bassins. Les lavandières, assises au bord de l'eau, trempaient des vêtements sales avant de les frotter sur des planches en bois avec de la lessive.

Elles exerçaient un métier difficile. En hiver comme en été, elles lavaient du linge à l'eau froide, voire glaciale. Leurs mains étaient abîmées, leurs corps courbaturés et elles tombaient souvent malades.

Derrière le lavoir, des draps suspendus sur des fils tendus entre des arbres séchaient.

Je repérais Loïa, la lavandière en chef, en compagnie de Raige, l'intendant de Séïra. L'homme roux, grand et maigre, portait une tunique noire embellie de motifs floraux et un béret. Deux gardes du corps l'escortaient. Loïa, comme ses subordonnées, revêtait un uniforme composé d'une robe bleue, d'un tablier blanc et d'un bonnet gris clair. Elle jouissait de certains privilèges par rapport à ses collègues: elle touchait un salaire plus important et possédait une servante.

Cette dernière m'aida à transporter des paniers de linge mouillé jusqu'aux fils, tout en me racontant des futilités. Le comte de Fronde, sous le coup de l'alcool, aurait adopté une oie. Aussi, l'ambassadeur du Taulaze (7), qui était chauve, aurait perdu sa perruque en plein milieu d'un bal et le Ministre de la Guerre aurait été surpris par sa femme dans une maison close.

Quand les paniers furent posés par terre, je défroissais délicatement des chemises en soie. Puis, je les accrochais sur un fil à l'aide de grosses pinces en bois. Venait ensuite une robe noire recouverte de paillettes d'or.

Un cri provint soudainement de ma droite. Une lavandière essayait tant bien que mal de retenir des draps qui s'envolaient sous les rires moqueurs de Doquirès, une nymphe des vents qui se manifestait sous la forme d'un tourbillon de pétales de fleurs multicolores.

La farceuse s'en prit ensuite à la robe que je tenais encore dans mes mains. Celle-ci échappa à ma poigne après quelques secondes de lutte (au cours desquelles elle se déchira) et atterrit sur la branche la plus haute d'un arbre.

Dans la foulée, Raige courut vers nous en tenant un sérax (8), sans doute fourni par l'un de ses gardes. Le filet, activé grâce à une incantation, fila directement en direction de Doquirès et la captura.

En récupérant le piège, l'intendant gronda la captive, avant de l'emmener à Séïra. Ne voulant pas être punie, Doquirès promit de réparer ses bêtises. Raige l'ignora car la nymphe ne tenait jamais ses promesses. En ce moment, elle cherchait certainement à s'échapper.

5. Lakan, représenté sous la forme d'un squelette drapé d'un linceul, est chargé de récolter les âmes des défunts pour les emmener dans l'au-delà à l'aide de sa faux. Malheureusement, à cause de sa mauvaise vue, il confond les morts avec les vivants (ces derniers évitent donc d'être trop près de lui afin de ne pas être fauché malencontreusement). Depuis qu'il est tombé amoureux de Loïa, il ne fréquente que son lavoir lors de ses tournées. Des gardes sont donc missionnés afin de le surveiller.

6. On retrouve à Silène de nombreux rites funéraires. Par exemple, les défunts appartenant à la famille de Séïra sont momifiés et gardés par un génie. Ce dernier a promis au premier duc de Qualissa de transformer les cadavres en vampires. La momification vise à préserver au maximum les corps des ravages du temps jusqu'à ce que le djinn tienne sa promesse.

7. Taulaze est une principauté aux artistes réputés dans toute l'Asie.

8. Il s'agit d'un filet magique qui détecte les divinités avant de les capturer.

9. Maldar, âgé de quatorze ans, est le deuxième fils de Séïra.

Les ÉluesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant