Chapitre 8

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Je répondis uniquement à Kona que je la voyais avec des cheveux roux. Je n'eus pas le courage de lui avouer que je percevais le mot tatoué sur son visage. La goule s'en contenta et n'insista pas, devinant sans doute ma gêne. Elle m'informa que sa tante était pleureuse quand nous évoquâmes par la suite le cantique des morts (14).

Une goule chuchota sans grande discrétion à Faraguar : « Pst! Patron, qu'est-ce que c'est d'être pleureuse ? ».

«Il y a bien longtemps», expliqua le génie, «les pleureuses animaient les enterrements. Elles étaient considérées par les Siléniens comme les représentantes sur Terre des Azoïas, les anciennes déesses protectrices des âmes.

Les prêtresses se rendaient chez les défunts, les enveloppaient de linceuls et d'amulettes pour préserver leurs âmes et chantaient des prières pour faciliter leur accès à l'au-delà. Puis, le culte des Azoïas disparut peu à peu quand Lakan devint un faucheur.

Aujourd'hui, les morts sont le plus souvent enterrés après la déclaration de leur décès au gouvernement par les médecins légistes. Certaines guildes financent les enterrements des civils les plus modestes. De plus, les enterrements sont souvent supervisés par des croquemorts.

Enfin, de nos jours, les pleureuses accompagnent les familles qui le souhaitent dans leur deuil grâce à leurs dons de médium. Aussi, elles chassent les âmes en peine (15) et les envoient dans l'Autre-monde».

« Les pleureuses se sont d'ailleurs occupées de mon familier », confia ensuite la vieille goule. « C'était un homard capable de voler. Elles l'ont capturé dans mon ancienne maison, qui a été détruite lors d'un séisme, avant de le confier à Idil lors d'une belle cérémonie. Il a été déposé dans une barque remplie de fleurs, qui a brillé de mille feux avant de disparaître. Selon les prêtresses, la barque a navigué brièvement sur le Fleuve Infernal avant d'atteindre sa dernière destination... Bella et Siya, pourquoi fixez-vous ainsi l'humaine ? »

Les sœurs me regardaient avec des yeux globuleux, prêts à sortir de leurs orbites.

— Tu n'as jamais tenté de t'échapper ? me demanda Bella.

— Non, répondis-je, amère.

— Pourquoi ?

— Si je m'évade, je n'aurai nulle part où aller car je n'ai plus de famille. En outre, les gardes de Seïra me retrouveraient et me jetteraient en prison. J'ai entendu dire que les prisonniers doivent y payer leur nourriture. Comme je n'ai pas d'argent, je mourrais de faim.

— Tu n'as pas demandé à quelqu'un de t'aider ? s'enquit Siya. Par exemple, Raige pourrait te racheter ?

— M'aider ? répétai-je ironiquement. Personne ne m'a soutenue, hormis les Élues. Par exemple, Yona, qui est comme ma grande sœur, me réconforte quand je fais des cauchemars car elle me comprend.

Je rêve souvent que des marchands d'esclaves me poursuivent alors que je m'échappe en courant. J'entends leurs rires glaçants et leurs chiens de chasse me traquer. Je les sens se rapprocher de plus en plus alors que je perds de l'allure. Quand ils m'atteignent, je me retourne et je vois des hommes sans visage. Je ne peux pas hurler car je suis incapable de parler. De plus, je ne peux plus bouger, comme si mon corps était statufié.

Ils dégainent des poignards et s'apprêtent à me tuer quand je me réveille soudainement en sueur, criant de douleur. À chaque fois que je rêve d'eux, je sors du sommeil avec de nouvelles cicatrices, qui disparaissent mystérieusement quelques heures plus tard, et la sensation d'avoir été poignardée.

Les personnes qui se soucient vraiment de moi sont celles qui partagent mon calvaire. Certes, les lavandières et les chasseurs sont gentils ; ils ne m'ont pas fait de mal. Mais ils ne m'ont jamais demandé comment j'allais réellement et ce que je subissais. À leurs yeux, je ne suis que digne de pitié.

En fin de compte, à Qualissa, l'esclavage n'est dénoncé que par les asservis. Alors, comment puis-je contester ce que les hommes libres ne contestent pas ?

—  Tu as raison, intervint Faraguar. Je suis retenu ici contre mon gré depuis des lustres. Aucun duc n'a voulu me libérer. De même, la duchesse actuelle n'a jamais supplié son mari de me relâcher. Je ne suis qu'un trophée que le duc brandit pour impressionner ses amis quand ils lui rendent visite. Mes maîtres ont tous été les mêmes : des êtres avides et égoïstes.

Ensuite, des esprits frappeurs invisibles décidèrent soudainement de semer la pagaille : un bol venu de nulle part percuta un mur tandis que des voix criardes répétèrent «égoïste» de plus en plus fort.

Après, des objets volèrent dans tous les sens. Des chiffons heurtèrent brutalement les goules qui n'avaient pas eu le temps de s'abriter derrière des tombes, tandis que les fleurs recouvrant les sépultures furent jetées par terre sans ménagement. Enfin, la table sur laquelle était posée la momie, que bandaient Siya et Bella, se renversa brusquement.

Le chaos causé par les fantômes s'aggrava quand Zédo débarqua sans crier gare dans la nécropole, poursuivi par Raige et un cavalier.

14. Voici un extrait du cantique des morts :

«Ô âmes en peine, j’entends vos soupirs. Ils raisonnent dans ce champ de désolation, où le silence est roi et la lumière absente.
Vous qui êtes pleins de souvenirs, vous ne parvenez pas à les chérir.
J’écoute vos plaintes, ô défunts égarés.
Enchaînés par vos regrets, vous errez dans une pénombre sans fin, à la recherche d’un salut qui jamais ne vint.
Je sens vos larmes couler, ô spectres sans repos.
Je connais vos tourments. Je les perçois dans vos cœurs angoissés qui aimeraient bien être réchauffés.
Que le vent porte mes prières.
Qu'il adoucisse vos peines et apaise vos maux.
Qu'un rayon de clarté pénètre vos ténèbres.
Ô âmes perdues, reposez loin des douleurs terrestres».

15. Une âme en peine est un défunt n'ayant pas conscience d'être mort ou qui refuse de quitter le monde des vivants.

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