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Gabriel

Plus tard, il ne se rappela pas pourquoi il avait demandé son aide à Aliénor. Peut-être parce que même s'il aimait bien April, il s'imaginait mal passer la nuit à faire des recherches avec elle. Elle était une enfant qui vivait encore dans un monde de fées. Pas la personne dont il avait besoin, même s'il appréciait lui parler.

Peut-être aussi parce qu'Emiliane avait refusé.

- T'as qu'à aller voir Aliénor, avait-elle dit. Ça la changera un peu que de travailler toujours sur la même chose. Et puis, elle dort pas beaucoup, et comme elle te trouve un air d'affreux idiot arrogant, tu seras bientôt mort.

- Elle refusera, et elle n'a aucun intérêt à faire cela.

Il avait retenu une remarque cinglante à l'égard d'Aliénor, par pur respect pour Emiliane. Elle avait passé l'heure suivante à lui monter un argumentaire pour convaincre Aliénor.

Ils étaient maintenant emmurés dans le silence concentré de la bibliothèque. Il l'avait retrouvée déjà assise à une table à l'écart des autres, penchée sur une rédaction. Elle avait le dos légèrement courbé, elle qui se tenait habituellement droite, et un crayon de papier retenait négligemment ses cheveux vers l'arrière.
Il s'était assis en face d'elle et avait attendu qu'elle termine. Son écriture était affreuse, parfaitement irrégulière.

- Que faisiez-vous?

- Bonsoir Gabriel, j'ai une rédaction à rendre la semaine prochaine sur le travail de Spielberg. 

- Qui est-ce ? 

- Un réalisateur. 

- Ce métier n'existait pas de mon vivant, constata-t-il. Tout comme le cinéma.

Quand ils avaient essayé de comprendre le fonctionnement de cette école avec Danaë, ils avaient entendu parler du cinéma. Et même si Danaë était parfois allée suivre les cours des premières année quand elle s'ennuyait, elle lui avait dit n'avoir rien compris. Lui ne s'y était pas vraiment intéressé. 

- C'est donc l'intérêt d'être un fantôme : "vivre" assez longtemps pour découvrir une nouvelle forme d'art et une autre société. 

Jamais Gabriel n'aurait pensé débattre avec elle de la définition même de l'art, mais il se surprit à trouver ça agréable. Personne ne lui avait jamais exposé son avis comme elle le faisait, ça devait faire partie de cette nouvelle société dont elle venait de lui parler. 

-  Non pas que ce débat me déplaise, mais nous pourrons toujours le reprendre plus tard. Après tout, ce n'est pas la raison de notre présence ici.

- Alors nous reprendrons plus tard, ce débat ne se finira que quand vous admettrez que le cinéma est un art, répondit Aliénor. 

- Je serais mort bien avant.

- Par où commençons-nous ?

Il lui donna des livres à prendre, et il ne s'était pas attendu à ce qu'Aliénor ait ramené de quoi en faire des fiches. Emiliane avait raison, si elle y mettait du sien, il serait bientôt mort. Parfait.

Gabriel sentait parfois le regard d'Aliénor posé sur lui, alors il relevait les yeux pour observer le trouble dans les siens. Mille questions défilaient dans ses iris. Aliénor semblait être un livre ouvert, c'en était presque amusant.

- Aliénor, plutôt que de me fixer ainsi, ne préférez-vous pas me poser vos questions ? lâcha-t-il quand il surprit encore son regard sur lui.

- Pourquoi voulez-vous mourir ?

- Je suis déjà mort, ma chère.

- Vous m'avez très bien comprise.

- L'éternité est longue et affreusement ennuyeuse.

Il n'avait pas de meilleure réponse à lui offrir. Pourtant, il y en avait tant qui brûlaient ses lèvres. Chacune portait un nom différent, Aliénor ne les entendrait sans doute jamais. Il serait mort avant d'avoir pu penser à lui faire confiance.

Estelle.
Sa petite sœur qui lui manquait tant. Ne pas avoir réussi à la protéger était un des échecs les plus cuisants de sa vie.

Morgane.
La fille qu'il avait aimé, il aurait tant voulu que les choses se passent différemment.

Héloïse.
Sa mère, partie bien avant les autres, bien trop tôt, c'était injuste.

Daphnéa.
Elle s'obstinait à lui rendre cette existence encore plus pénible, toujours à ressasser un passé qui ne la concernait même pas.

Edouard.
Comme il le détestait. Il lui avait arraché ce qu'il lui restait pour lui imposer une vie dont il n'avait pas envie.

Il voulait fuir certains fantômes, rejoindre les véritables morts.

- Et puis, reprit-il, je n'appartiens pas à cette époque. Mon siècle est révolu depuis bien trop longtemps. Il s'agit simplement de remettre les choses en ordre.

Elle hocha la tête, comme s'il s'agissait là d'une évidence.

- Autre chose avant que l'on reprenne les recherches ? 

Aliénor jeta un coup d'œil à sa montre. 

- Si vous y tenez, il est 3h30 et j'ai besoin d'un café. 

Aliénor replongea la tête dans son livre, elle notait parfois quelques informations sur une fiche. Elle ne le regarda plus, il fit de même. Le silence rendait Aliénor bien plus agréable, Daphnéa devrait prendre des notes. 

Elle bâilla peut-être une heure plus tard, il avait oublié que les vivants avaient besoin de sommeil. Les fantômes dormaient parfois, rarement, souvent pour passer le temps. 

- Vous devriez dormir, Aliénor. Vous avez classe demain, et vous semblez fatiguée. 

Elle se leva, rangea ses affaires et les livres et lâcha : 

- Je ne suis pas fatiguée Gabriel, simplement en manque de café, et vous n'êtes pas encore mort. 

- J'imagine que nous nous reverrons dans ce cas. 

- Vendredi soir, même heure.

Aliénor partit. Il ne tarda pas à rejoindre le septième étage, c'était maintenant un énorme grenier qui n'était pas accessible aux vivants. Il prenait un peu la poussière, mais c'était là que lui et Danaë passaient la plupart de leur temps. 

La chambre de Danaë était toujours la même depuis qu'ils étaient morts : simplement décorée, un grand lit au centre de la pièce et un fauteuil en cuir à côté. Il la trouva assise là sans grande surprise. Il s'assit sur un des accoudoirs à côté d'elle, elle ne dormait pas, elle le fixait depuis qu'il était entré. 

- Alors ?

- Nous n'avons pas encore trouvé de solution.

Il doutait qu'il en existait une, mais il avait besoin d'espérer. Jamais il ne supporterait l'éternité ici. Il aimait Danaë comme sa meilleure et seule amie, comme une sœur et même s'il ne voulait pas la quitter, elle avait encore sa famille ici. Lui ne l'avait plus depuis qu'il était mort, à 19 ans, elle était sa seule attache.

- Es-tu sûr de ta décision ? 

- Es-tu sûre de ne pas vouloir partir également ?

- Gabriel, Daphnéa est ma sœur, je ne peux pas l'abandonner. 

- Je ne parle pas de tes responsabilités, mais de ce que tu souhaites, Danaë. La distinction entre les deux est importante. 

- Tu sais très bien qu'il n'y en a pas dans mon cas. Si tu t'en vas, tu me manqueras, murmura-t-elle.   

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