Épilogue

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Je pénétrai dans la salle, tout ce dont je me souviens à présent c'est de l'odeur âcre qui y régnait. Les effluves du temps qui avait donné au bois des lourdes poutres, un arôme de moisi. Je sentais mon cœur battre fort, une angoisse singulière enserrait ma poitrine. Je crois qu'alors j'avais saisi l'ampleur de tout cela. Ma mère pressait mes doigts dans sa main moite et me tirait vers les rangs du devant. Son autre main, la gauche, tenait un petit écriteau. Elle était crispée d'angoisse, c'est sûrement pour cela que je m'en rappelle comme d'un moment presque effrayant.

Tout bien considéré, je n'avais aucune raison de m'inquiéter, si la mission que ma mère s'était donnée ce jour-là avait échoué je ne l'aurais peut-être jamais su. Mais enfin, une fois que tout le monde fut assis, l'ambiance me parue lourde, embarrassé d'un sérieux démesuré. Un silence prégnant tordait la tension, seul quelques éternuements troublaient le calme. Il y eut un temps de latence qui se noya dans ce silence. Il n'y avait plus rien que les battements de nos cœurs et le tic-tac régulier de l'horloge. La respiration de ma mère était trop vive, presque hachée, pré mâchée par une crainte aux dents aiguisées.

Puis un gros monsieur entra dans la salle, les derniers boutons de sa chemises étaient tirés par la rondeur de son ventre, prêt à éclater. Il portait une barbe toute blanche, de tout petits yeux noirs et un air grave. A l'époque, je m'étais demandée ce qu'il pouvait bien faire dans la vie, j'aurais juré qu'il était médecin, allez savoir pourquoi. Le gros monsieur toussota dans le petit micro posté devant lui sur l'estrade, au bout d'un pupitre. Il tenait dans sa main droite un petit marteau en bois vernis et lisait attentivement une feuille posée devant lui.

La main de ma mère, qui refusait obstinément de lâcher la mienne, était de plus en plus humide. Je n'étais pas bien sûre de savoir ce qui était si important, mais j'avais bien compris que quelque chose se tramait, pour ma mère et peut-être même pour le monde entier.

Je commençai à gesticuler sur ma chaise, essayant de récupérer mes doigts. Cela me valu un regard sévère de la part de ma mère qui chuchota, « Darcy ! ». Je parvins toutefois à récupérer ma propre main que je coinçai en dessous de ma cuisse, attendant patiemment — ou plutôt impatiemment — que l'homme sur l'estrade se mette à parler.

Il toussota une nouvelle fois avant d'enfin saluer l'assemblée, j'apprendrai plus tard qu'il était commissaire priseur. C'était la première fois que j'entendais ce drôle de mot. Ainsi, le commissaire priseur entreprit la vente au enchère. Tout un tas de petites photographies défilaient sous mes yeux, de grands nombres étant annoncé à voix haute par le gros monsieur jusqu'à ce qu'il ne fasse claquer son marteau contre un petit morceau de bois, et passe à la photo suivante. Je mis un certain temps également à comprendre que les nombres de plus en plus grands qui étaient annoncés autour de moi étaient en fait des prix. Des prix exorbitants auxquels se vendaient les photographies.

Après ce qui me sembla être une éternité à observer des cadres photo défiler devant mes yeux candides, ma mère se pencha pour murmurer à mon oreille. « Toutes ces photos mon cœur, c'est ton arrière grand père qui les a prises ».

A ce moment de ma vie, j'avais déjà beaucoup entendu parler de mes arrière grands pères. Les adultes semblaient toujours prononcer leurs prénoms avec une sorte d'admiration qui frôlait l'idolâtrie. Je ne comprenait pas tout à fait bien pourquoi à cette époque-là.

« Lequel ? », répondis-je à ma mère, soudainement bien plus intéressée par ce qui se tramait autour de moi.

« Harry, c'est lui qui faisait des photos ».

J'hochai prestement la tête sans lui accorder un regard, soudainement absorbée par la scène que j'habitais. Me dire que c'était quelqu'un de ma famille qui avait réuni tous ces gens, fit naître en moi une fierté chaude, qui fit gonfler mon cœur d'enfant. Et puis, les pièces qui arrivèrent furent de plus en plus grosses, jusqu'à la dernière qui faisait la moitié de la taille d'un être humain. Je me souviens m'être dit que la photo était belle, elle dégageait un sentiment puissant qui toucha jusqu'à mon coeur naïf et neuf, qui n'y connaissait rien.

Là, devant moi, il y avait la photo d'un homme, jeune, il ne pouvait pas avoir plus de vingt-cinq ans. La photo était en noir et blanc et exposait presque crûment chaque petit détail du visage de l'homme. De l'étroitesse de son cou aux étincelles dans ses yeux en passant par les petites ridules plissés aux coins de ses paupières. Il en ressortait une tendresse et un bonheur infinis. Et en y repensant, je suis presque certaine que l'on pouvait voir l'amour qui les unissait sur cette simple image. On peut, encore aujourd'hui sûrement lire l'âme de Louis dans cette photo. Celle d'Harry plus encore peut-être. Leurs âmes de jeunes adultes qui étaient ainsi restées de marbre, figées dans le temps. Il demeurait cette trace, le souvenir éternel du bonheur qui les animait.

Ma mère se battit alors une trentaine de minutes avant d'enfin obtenir la pièce qui était restée cloîtrée au fond d'un grenier. Après cela, quand l'enfance eut finalement quitté mes tissus, je me rappelle m'être vaguement demandé comment est-ce qu'ils avaient pu ventre un cliché si intime.

Ce jour-là, lorsque ma mère déposa le portrait sur l'une des étagères pour que l'on puisse l'observer, je découvris quelque chose. Quelque chose que tout le monde savait sûrement déjà mais qui me fit frissonner. En tout petit, juste en dessous de la signature d'Harry, il était écrit en petites lettres manuscrites et un brin maladroites : « Certains poètes n'ont pas besoin de mot, LT ».

A ce jour, alors que j'ai lu tous les livres de Louis, tous ses poèmes et même tous ses écrits, jusqu'aux petites lettres égarées dans le fin fond de mon grenier, c'est encore la phrase de mon arrière grand père que je préfère.

J'y repense aujourd'hui, alors que ma mère me prend dans ses bras en m'en étouffer. Ici, au milieu des gens qui se pressent dans ce hall d'aéroport, j'y repense. A ce jour infime qui fait partie des milliers de ma courte vie. J'y songe lorsque je grimpe les marches qui mènent à l'intérieur de cet avion. J'y songe, sans jamais regarder derrière moi. Je ne regarde jamais derrière moi.

Je m'assied à ma place, découvrant avec une certaine déception que je ne suis pas côté hublot. Toutefois, la place y est encore inoccupée. J'attends donc, enfonçant mes écouteurs dans mes oreilles et lançant une playlist que j'ai créée spécialement pour l'occasion.

Quelques minutes plus tard, une jeune fille vient s'asseoir à cette place à côté du hublot. Elle semble tout juste plus âgée que moi, dix-neuf ans, vingt, peut-être. Elle arbore un sourire lumineux, de ceux qu'on ne trouve d'ordinaire pas dans les long-courrier qui décollent à trois heures du matin.

En s'asseyant, son coude percute brusquement mon avant-bras posé négligemment sur l'accoudoir. « Oh, pardon », s'exclame-t-elle. Et elle sourit, plus grand qu'il n'est sûrement humainement possible — peut-être est-elle un ange, qui sait. Son visage jeune, tout juste adulte, est marqué par la fatigue d'une nuit sans sommeil, comme le mien finalement. La principale différence, c'est qu'elle, elle n'en est pas moins belle. Ses cheveux, coupés droit juste au dessus de ses épaules, sont d'un blond foncé, presque dorés, et ils encadrent une paire d'yeux bruns, un nez en trompette, des lèvres roses ainsi qu'une grosse fossette plantée dans sa joue droite. « C'est rien », je finis par répondre, quelques instants trop tard. Elle ne semble pas s'en rendre compte.

« Qu'est-ce que tu vas faire à New York ? », demande-t-elle alors que je m'attendais à ce qu'elle reporte son regard sur les loupiotes rouges qui clignotent dehors.

« Je suis étudiante d'échange, je vais étudier la littérature... et toi ? »

Fin.

Far Away.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant