17 octobre

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Voir Léandre peiner à ne serait-ce que soulever l'index sape mon moral. Je prends sur moi, ne tente pas d'intervenir. J'essaye cependant à ma façon de lui rappeler que je suis là, que je le soutiendrai.

Il dort de moins en moins durant les périodes de visite, de plus en plus la nuit, ce qui est bon signe. Son corps récupère un rythme. L'infirmière lui a posé la télécommande du lit dans la main. S'il ne peut pas tout à fait bouger, au moins peut-il se redresser.

Je me rends ainsi compte de ses joues légèrement creusées, ses mains plus fines, ses bras plus maigres. Les soignants ont bon espoir de reprendre l'alimentation normale. Léandre a perdu certes du gras, mais aussi du muscle. Privé d'énergie, le corps puise là où il le peut. L'infirmière assure cependant qu'il récupèrera bien vite ses muscles d'avant par le simple fait de se mobiliser.

Léandre n'a jamais été musclé, toutefois le voir devenu si frêle alimente ma tristesse. Je lui tiens la main, et Marianne lui parle de ses amis, dans l'espoir de lui changer les idées. Ça n'a pas l'air de marcher car si Léandre ne dit rien, une larme coule sur sa joue blafarde. Comme une évidence, les miennes suivent aussitôt. Je ne peux rien contre sa peine et la culpabilité m'ensevelit.

Marianne bondit aussitôt, essuie le visage de son fils avant de le prendre entre ses mains, de le serrer doucement contre elle, sans trop appuyer.

—  Je sais, mon grand. Je sais que c'est difficile, mais tu vas y arriver. Tu vas dépasser tout ça...

Elle pleure contre lui, la bouche voilée par les cheveux blonds de Léandre. Je me contente de recouvrir sa main, présence muette et cependant indispensable, je le crois.

Léandre s'en est sorti. L'automne ne me l'a pas enlevé. Que peut-il maintenant arriver ? Plus rien ne peut nous atteindre. Léandre fait partie des miraculés, de cette petite poignée de gens parvenus à escalader le Glasgow en sens inverse. Les cas de récupération après un traumatisme de ce genre sont rares. Léandre ne présente aucun œdème, ses cicatrices se referment doucement, sa fracture du crâne se résorbe à son rythme. Ses organes fonctionnent en parfaite autonomie.

Mon Léandre n'est plus un prince. À mes yeux, il est un véritable roi, gagnant d'une épopée pas si fantastique pour lui, bien que pour moi elle le soit.

—  Riss...

Mon diminutif transperce l'affliction qui m'étreint sans cesse.

—  Je suis là, mon amour.

Je caresse le dos de sa main, admirative des veines bleuies qui saillent sous sa peau blanche. L'été, elle prend une teinte presque scintillante. Léandre n'aime pas bronzer. Ses amis - et moi-même, je dois bien l'avouer - le taquinons en le comparant à un vampire. Il n'a pourtant rien de ténébreux, mon Léandre. Son sourire et sa bonne humeur constante illuminent chaque pièce où il se trouve, raison pour laquelle son mal-être me détraque. Je ne l'ai jamais connu ainsi. Léandre trouve habituellement du bon en tout et du positif en chaque chose. Il est et restera mon exemple pour avancer. Près de lui, la peur n'a pas lieu d'être.

Je comprends toutefois qu'aujourd'hui, et dans cet état, il se laisse submerger. La peur l'emporte, et il demeure aveugle à mes encouragements. Son corps l'a lâché et ils doivent réapprendre à fonctionner ensemble : d'abord respirer, puis dormir, désormais s'alimenter, se mouvoir, et peut-être après se relever.

J'imagine comme il doit être rageant que l'esprit se montre plus vif que le corps, comme il doit être traumatisant de douter de soi, de ses capacités. Mais si Léandre a survécu jusque-là, j'ose croire que ce n'est pas pour rien.

Il entame dès aujourd'hui des séances de kinésithérapie, censées l'aider à se mobiliser, à réveiller ses muscles endormis et ses articulations quelque peu endolories. Marianne met donc fin à sa visite, et moi aussi. Même s'il ne demande rien, je préfère lui laisser cette pudeur, cette liberté. Je sais bien que Léandre se fiche d'avoir l'air faible ou plus fragile. Il se trouve loin de ce genre de préoccupations immatures. Il est la définition même de la force pour moi. Pour autant, cet instant lui appartient. Je n'ai pas à me trouver là. Il s'agit d'un moment privilégié entre Léandre et son corps, dans un but commun visant à retrouver la santé. Quelque chose en moi m'empêche de me tenir là, d'y assister. Je crois aussi dans le fond que je risque de ne pas supporter de voir Léandre se battre et s'effondrer. Car il s'effondrera, c'est une certitude ; avant de se relever.

J'aimerais le couvrir de cadeaux, lui ramener quelque chose qui rehausse son humeur, qui étire son sourire. Or je ne peux pas. Rien parmi les beautés dont ce monde regorge ne saurait alléger le fardeau de Léandre. Le temps seul fera son effet. Et connaître ce secret ne le rend pas moins lourd à porter.

J'ai envie de me glisser furtivement dans la pièce sans pour autant m'écouter. À la place, je longe le couloir. Quand j'en ai assez d'attendre, je descends dans le hall, lieu de rendez-vous des âmes émotionnées. Il m'est étrange de côtoyer ce patchwork de sentiments contradictoires : le bonheur fulgurant d'une naissance, la peine insoutenable d'un décès, et tous ces entre deux qui égrènent le chemin : handicap, aggravation ou rémission. Noyée dans cette marée humaine, je vogue sans trouver ma place. Ni entièrement triste, ni pleinement heureuse, je m'interroge. Le sort de Léandre me préoccupe, or je me demande où me positionner dans tout cela ? Tantôt je m'impose et tantôt je m'efface sans savoir si mes décisions sont les bonnes. Je veux être là pour Léandre, et en même temps, dans ce chaos indescriptible, je me sens si seule et perdue. Il m'est plus simple de m'oublier. Néanmoins, ça ne retire pas la peur. Et l'inconnu me foudroie. Aujourd'hui marque encore le jour passé. Mais demain ?

Parfois j'ai peur que Léandre ne sorte jamais de ce cauchemar, qu'il y laisse une partie de lui. Et parfois j'ai peur que ce soit moi. J'ai peur d'être engloutie dans cet avenir auquel je n'avais jamais songé, peur d'avoir à regretter de ne pas mener nos projets. J'ai peur de la peur. Et elle le sait.

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L'anti-chambreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant