Léandre recommence à boire. Pas seul, évidemment. Il ne peut pas lever les bras comme il le voudrait, mais les soignants l'hydratent à l'aide d'une paille. Il déglutit lentement et il lui faut une bonne minute entière pour boire un petit verre d'eau. Bien loin des dix secondes qu'il lui fallait pour renverser le contenu dans sa gorge, la tête penchée, avant de m'adresser un large sourire quand je le menaçais qu'un jour il s'étoufferait. Aujourd'hui, chaque gorgée le met en péril et ce n'est pourtant pas faute de prendre son temps. Il risque la fausse route, et il ne peut pas se le permettre avec ses poumons fragilisés.
« Dans la vie, parfois tu ne fais pas parce que tu crois que tu ne peux pas. »
Sa voix emplie de joie me ramène sur terre. Je décide de croire en lui. S'il en était incapable, il aurait trouvé le moyen de refuser. Or, il boit. Ce qui relève déjà d'une sacrée victoire. Je rêve du moment où il pourra de nouveau se nourrir, se passer de poches de nutriments d'un blanc macabre. L'infirmière repose le verre et nous adresse un sourire avant de sortir.
— Tristan passera te voir tout à l'heure, déclare Marianne. Je me suis dit que ça te changerait les idées.
Léandre ne répond rien, à peine un « hm ». J'essaye de me convaincre qu'il reparlera. Il récupèrera sa voix d'avant, son teint lumineux plutôt que les cernes qui le rongent. Son regard n'exprime rien. Il passe le plus clair de son temps à observer les draps et ses mains qui reposent dessus.
La vérité c'est que, rien ni personne ne pourra lui changer les idées. Pas même son meilleur ami. Léandre est reclus, captif de son propre corps, trop occupé à tenter de s'affranchir d'un destin funeste. Je ne vois pas quel humour, quelle anecdote pourrait le détourner de ce combat acharné. J'ai confiance en Tristan. Il est le seul ami que j'apprécie vraiment parmi la bande de Léandre. Vif d'esprit et aussi curieux que mon bien aimé, leurs échanges se bornent à des jeux de sociétés et de sérieux débats politiques. Je n'y comprends pas grand-chose, mais j'ai toujours trouvé intéressant de les écouter. Pourtant, je doute que Tristan amène en ce jour une quelconque lumière à son ami.
L'anti-chambre reste une pièce qui ensevelit la vie et toutes les bonnes émotions, même les plus fugaces. Je reste interdite, osant à peine lever les yeux vers mon amoureux. Mon cœur broyé appelle le souvenir de Léandre. L'anti-chambre a aspiré la santé de son jeune corps pour ne laisser qu'un homme décimé à l'espoir étêté.
— Si tu veux, je jetterai une frite à Tristan. Et un peu de compote. En guise de bienvenue.
Évidemment, Léandre ne rit pas. Comment le pourrait-il ? Je regrette aussitôt cette plaisanterie car même sur moi, elle ne fonctionne pas.
Peut-être est-il vraiment temps pour moi de passer la main, pour que Léandre guérisse ? Peut-être que ma présence éplorée ne l'aide en rien à avancer ? Peut-être que Tristan ou n'importe lequel de ses amis, de ses connaissances, apporterait un peu plus que tout ce que j'essaye de lui donner ? Je ne sais pas. Je ne sais plus.
J'ai songé un temps que j'étais sa plus belle force, parce que je suis sa personne préférée. Mais mon amour est peut-être le lit d'un parfum empoisonné, la lie d'un passé qui le retient et l'empêche d'avancer. Sans le vouloir, je le renvoie à ce qu'il était, à ce que nous étions.
Léandre ne me mettrait jamais à la porte. Je commence pourtant à reconsidérer ma présence. Là où Marianne se montre indispensable - et après tout, elle est la femme qui lui a donné la vie, lui a tout appris, qui mieux qu'elle peut la préserver ? - je me sens bien inutile. Je suis incompétente en plus d'être insuffisante. Léandre mérite tellement, tellement plus que moi.
Je m'estime heureuse qu'il m'ait un jour accordé son attention, qu'il m'ait aussi ouvert ses bras et son cœur. Je suis la femme la plus chanceuse. Rien ne me retirera ce titre. Mais lui ?
Je songe encore à ce coup de volant, à ma seconde de fainéantise.
« Parfois, on ne fait pas parce qu'on croit qu'on ne peut pas. »
Si Léandre savait comme il a raison. Je n'ai pas voulu conduire cette voiture, par peur. Je ne l'avais jamais conduite. Une autre fois. Il n'y aura pas d'autre fois. La voiture s'est éclatée et j'ai brisé la vie de mon fiancé. J'ai cru que je ne pouvais pas faire, et peut-être que j'aurais pu.
« Le principe c'est d'agir, pour éviter les regrets. »
Il me l'avait dit. Je n'ai pas écouté. Je n'ai pas agi. Désormais, je vis dans le regret.
Et cette peine m'étranglera à perpétuité.
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L'anti-chambre
Short StoryL'espace d'une seconde, Léandre s'est endormi. Depuis, il n'a pas rouvert les yeux. Après un grave accident, Marissa soutient quotidiennement son petit ami - l'amour de sa vie, elle en est persuadée - priant pour qu'il sorte du coma. Les visites se...