23 octobre

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L'automne emporte mes espoirs pour leur chanter quelques illusions. Je ne compte plus le nombre d'heures passées ici, entre ses murs, à fouler ce sol, à errer dans l'anti-chambre qui ne se lasse pas de son détenu. J'ai encore du mal à croire qu'octobre existe à peine pour Léandre. Ce mois fantôme hantera à tout jamais le reste de sa vie, souvenir insoluble et impalpable à trainer tel un boulet. La mémoire embourbée entrave plus concrètement que des fers, tiraille bien davantage que le traumatisme. Nos visites se succèdent, s'alternent avec les soins. Les repas s'égrènent, les sommeils se suivent. Tout s'enchaîne et tourne. Sauf Léandre.

Aujourd'hui, il dort. En plein jour. Il a subi une chirurgie pour réparer un vaisseau qui saignait, cause de son épilepsie. L'hémorragie est enrayée. Pour l'instant.

Assise dans le fauteuil visiteur, je ne sens même plus le froid de saison s'insinuer dans ma poitrine. Je ne bouge pas, ne parle pas, me contente de couver du regard mon prince moderne, épris d'un antique sommeil.

Voilà deux jours qu'il n'a pas parlé, alors je puise dans mon passé pour nourrir mes envies. Et par souci d'équité, j'inverse nos rôles.

« Je papillonnai des yeux, la poitrine gonflée d'une longue inspiration. Les bras étirés au-dessus de moi, je souriais, à peine extirpée d'un sommeil sans rêves. Paresseuse, je me retournai sur le côté pour tenter de voler encore quelques minutes de chaleur à la nuit déjà enfuie et les trouvai dans un sourire chaleureux qui s'enflamma aussitôt.

—  Bonjour, princesse avec deux s...

—  Léandre ! Tu es réveillé depuis longtemps ?

—  Assez pour me perdre dans ta beauté ensorcelée.

J'écrasai ma paume sur son visage, attendrie, la peau nue seulement habillée d'un timide rouge.

—  Idiot...

—  Sache que si nous vivons un conte, le prince s'enfuit avec la jolie sorcière.

—  Ah je suis une sorcière maintenant ?

Il enroula un doigt dans une mèche de mes cheveux noirs, caressant ma joue d'un regard cotonneux.

C'est pareil.

Outrée, je me reculai avant de clamer :

—  Ah non ! Sorcière ne prend qu'un S. Princesse en a deux.

—  Tu n'as qu'à prendre celui de mon estime en compensation.

Je pouffai de rire et Léandre se colla à moi, la tête fourrée dans mon cou, le bras en guise de rempart contre le monde. Son torse soulevé par les rires me réchauffait plus sûrement que la couette et je ne connaissais pas début de matinée plus délicieux que celui-ci.

—  Riss ?

—  Lé' ?

—  Ah non ! Lé c'est laid !

Je ris encore.

—  Rien n'est laid chez toi, soufflai-je, enrobant sa joue d'un doux pinçon. Alors, quoi ?

—  Plus tard, tu envisages d'avoir des enfants ?

Je dus me mordre la lèvre pour m'empêcher de sourire béatement. Un bras passé par-dessus celui de Léandre, je l'entourai à mon tour, face à lui. Des mèches blondes barraient sa vue, sans l'empêcher de se noyer en moi.

—  Tu veux des enfants ? demandai-je.

—  J'ai posé la question le premier.

—  Oh, moi j'en ai déjà un...

Léandre comprit mon manège et entreprit de me chatouiller jusqu'à ce que je cris grâce.

—  Tu vois comment tu es ? Sorcière !

—  Et encore... je ne t'ai pas présenté ma pomme...

Je rehaussai les sourcils deux fois d'affilée. Mon rire se perdit pourtant au creux de mon ventre quand Léandre marmonna :

—  Je la croquerai sans hésiter.

—  Léandre !

—  Donne-moi ta pomme, sorcière !

Je roulai dans les draps, emportant une part de la couette, dans l'espoir de lui échapper.

—  Jamais ! Prince servile ! Pour la peine je la garde pour moi !

Il m'agrippa, de sa force me ramena à lui, les jambes perdues dans l'amas de draps.

—  Donne-moi ce fruit, vile jeune femme...

Je ne le lui avouai pas, mais ce jeu qui perdurait entre nous depuis tant de temps était mon préféré. Je fis semblant de me débattre, mais mon corps m'abandonna lâchement quand les mains de Léandre provoquèrent ma chute parmi les abimes de désir dans lesquels chaque fois il m'entrainait. Un soupir m'échappa quand sa bouche épousa mon cou.

—  Léandre... Je voudrais des enfants.

—  Des ?

—  Au moins deux. Pas plus de trois.

—  Et un chien ?

—  Seulement si j'ai un chat.

—  Tu as conscience que ça inclue de ne plus vivre en appartement ?

—  Une maison avec jardin pour le chien.

La main de Léandre s'interposa entre nous. Je la serrai, en profitant pour la secouer avec exagération.

—  Anti-princesse, c'est un plaisir de faire affaire avec vous !

Perdue dans des images furtives dont j'espérais un jour me faire quelque souvenir, je fermai les yeux et me laissai envahir de bien-être. Je n'aurais pu rêver mieux, et je ne voyais pas quoi inclure de plus dans cette vision idyllique de la vie. L'homme de mes rêves dormait à mes côtés, j'étudiais une matière qui me passionnait, pas un seul jour ne se terminait autrement que sur un rire, et nous partagions la même vision de l'avenir. »

Les doigts serrés sur l'accoudoir, je lâche un soupir. Je me sens à présent idiote et misérable. Léandre a peut-être raison dans sa vision du fatalisme. Beaucoup d'actions nous échappent. Et à quoi sert-il d'avoir la même vision de l'avenir quand l'avenir n'a pas la même vision que nous ?

Aujourd'hui, Léandre ne parle pas. Tristan n'est pas venu non plus. Je crois que Marianne l'a prévenu de l'opération. Je m'interroge alors sur cet équilibre précaire qui s'installe naturellement entre tous. Jusqu'où faut-il aller pour soutenir Léandre ? Et quelle quantité de larmes peut-on supporter de verser avant de tout à fait craquer ?

Je l'ignore. Aujourd'hui, je tiens encore. Mais demain ?

 Mais demain ?

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L'anti-chambreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant