J'ai cette croyance idiote que la vie réelle a le pouvoir d'appeler Léandre. Un peu à la manière dont les souvenirs rappellent la mémoire d'un traumatisé. Je me dis que si j'en appelle à la mémoire de Léandre, si j'essaye de me faire entendre, alors il nous reviendra.
Je m'occupe de ça lorsque nous sommes seuls lui et moi, bien souvent après que la mère de Léandre - Marianne - soit partie. Elle ne reste généralement pas plus d'une demi-heure. Le temps qui passe creuse ses plaies et entame son espoir aussi sûrement que le mien.
La plupart du temps, elle ne dit pas grand-chose, ose à peine jeter un regard à son fils. Je comprends bien pourquoi. La beauté juvénile de Léandre a laissé place à une rythmique technologique. Le visage bien aimé se fend d'un sourire de plastique qui, aussi laid soit-il, l'aide à respirer. Je me demande comment se porte son poumon perforé. J'espère que le temps qui s'enfuit sert la cause de Léandre, qu'il lui permet de guérir lentement.
Quand Marianne est ici, je n'ose plus toucher Léandre. C'est un peu comme si le sang qui courait dans leurs veines avait la primauté. Je n'ose pas imposer mon amour par peur de blesser le sien. La culpabilité me submerge aussi. Si j'avais pris ce volant, nous n'aurions peut-être pas eu cet accident. Léandre aurait pu s'endormir paisiblement. Je le sais. Marianne le sait aussi.
Pourtant elle n'a pas émis la moindre accusation à mon égard. Elle le pourrait. Je ne la contredirais pas. Toutefois, elle ne le fait pas. Je suppose que la peine immense qui l'étouffe ne laisse la place à aucun autre émoi. Et comme si elle entendait mes pensées, elle fourre tout à coup son visage dans le creux d'un mouchoir en tissu.
— Quelle horreur, Marissa. Mais quelle horreur. Pourquoi ?
Son murmure couine presque et virevolte jusqu'à moi. J'hésite d'abord, mue par la pudeur naturelle qui lie certaines belles-mères à leurs belles-filles. Je finis cependant par me lever. Une main sur son épaule, je la presse timidement. La réponse au pourquoi m'échappe. Il n'y en a pas, je le crois. Pas de raison, pas d'explication. Les malheurs n'arrivent pas qu'aux autres parce que les autres, c'est tout le monde et personne à la fois.
— Il ira bien, Marianne. Je le sais. J'y crois. Il va aller mieux. Il n'a plus fait de crise d'épilepsie déjà. C'est bon signe.
Elle relève la tête et accroche son regard à celui inaccessible de Léandre. Je ne compte plus le nombre de fois où je le caresse des yeux, espérant me noyer à nouveau dans la marée des siens. Mais ses paupières demeurent closes.
Marianne ne dit pas un mot de plus jusqu'à ce qu'elle s'en aille. Léandre ne la voit peut-être pas, mais moi si, debout à côté de son lit. Cette chorégraphie s'est naturellement installée entre nous. Pendant que je repositionne les draps proprement, que je berce Léandre d'un cocon protecteur, Marianne près de la porte se retourne et nous sourit. Je lui réponds toujours. Elle tente de donner à ses au revoir le goût d'un espoir candide et je la suis volontiers.
Alors que je lisse les plis, comme si mes mains détenaient le pouvoir d'emplir toutes les failles de l'âme de Léandre, j'entame la danse enivrante de nos doux secrets.
— Hey, amour à mon cœur. Si tu voyais l'érable du japon dans la cour de maman... je suis sûre qu'à lui seul il te donnerait l'envie d'ouvrir les yeux. Imagine un beau mariage sous son feuillage... Tu sais que je suis une adepte de la longue robe blanche, mais je me suis surprise à imaginer un tulle piqueté de liserés rouges sur la longueur. Ou alors... des ombres pourpres en forme de feuilles, uniquement sur le bas de la robe. Qu'est-ce que tu en penses ? Tu aimerais ?
Je glisse les doigts contre les siens et serre sa main. Les yeux fermés, avec quelques efforts, je parviens à me figurer ce moment. Léandre dans son costume, splendide comme à son habitude, les yeux brillants comme le firmament. Un jour d'automne, sous le ciel de verdure enflammé de l'érable. Et moi, pimpante, le tissu aussi blanc que mes cheveux sont noirs. Je crois qu'une touche de rouge me plairait.
— Un jour, tu auras ton beau mariage, joli prince charmant. Mais il va falloir te débrouiller pour te réveiller seul, parce que la princesse que je suis ne peut pas t'embrasser.
La pulpe de mes doigts explore la courbe de sa joue imberbe, me rappelant que les soignants le rasent tous les deux ou trois jours. Ma plaisanterie sur le masque d'oxygénothérapie ne fait pas long feu en mon sein. Alors je me penche, espérant que ma proximité lui permettra de mieux m'entendre.
— Je t'aime, amour à mon cœur. Tu me manques chaque jour, chaque heure, chaque seconde, à chaque battement de cœur, dans chacun de nos petits mondes.
Ces mots presque chantés sonnent le psaume de la liberté de Léandre. Je le sais.
Deja 5 jours d'octobre. Bon sang, le temps passe vite. 🍂
VOUS LISEZ
L'anti-chambre
القصة القصيرةL'espace d'une seconde, Léandre s'est endormi. Depuis, il n'a pas rouvert les yeux. Après un grave accident, Marissa soutient quotidiennement son petit ami - l'amour de sa vie, elle en est persuadée - priant pour qu'il sorte du coma. Les visites se...