20 octobre

89 49 2
                                    

Mes parents sont passés. Ils étaient heureux d'apprendre que Léandre s'en sort de mieux en mieux. Mon père lui a même donné une légère accolade. J'ai vu Léandre fermer les yeux et ce geste signifiait, je le devine, beaucoup pour lui. À présent, c'est au tour de Tristan.

Je ne suis pas restée, comme si sentais que j'étais de trop. Je reste persuadée que Léandre a besoin de se ressourcer auprès de personnalités diverses. Chacun a quelque chose a apporter, c'est pourquoi je me suis éclipsée temporairement. Marianne également.

La main le long de la rambarde qui longe le couloir de l'unité, je frôle les murs. Je me dis que je finirai par les connaître par cœur eux aussi. J'entends quelques rires, et j'espère que parmi eux s'envolent ceux de Léandre. Même s'ils ne parviennent plus à s'échapper de sa voix, je crois que son cœur les protège, dans l'attente.

Je me perds ainsi dans les méandres du futur, tourmentée par ce qui attend mon bien aimé. Lui aussi doit y penser : à cette année de cauchemar, à ces cours subitement délaissés, ces espoirs abandonnés. Léandre n'a jamais échoué à l'école, et même si j'estime cette pensée relativement insignifiante, c'est là un poids de plus pour lui à porter. Je ne sais pas s'il aura la force de reprendre ses cours, de mener à bien son projet. Léandre est un acharné qui rêve de devenir médecin. En une soirée, il est passé de l'autre côté de la barrière.

Nous avions fêté ensemble l'obtention de sa première année de médecine, et moi de mon baccalauréat. Cette époque me semble à présent si lointaine. La joie qui l'animait m'apparaît si fragile, ternie par le filtre sépia d'un passé déjà presque oublié. Que ferons-nous alors ? Je me fiche bien à présent de mes études. J'ai encore trop de mal à imaginer un avenir.

Comme il est injuste d'apprendre que le temps, la vie et le destin ont d'autres idées pour nous. Comme il est étrange de comprendre qu'il faut parfois abandonner un chemin. Abruptement. Sans préambule. Sans même avoir eu le temps d'y songer. Comme il m'est difficile de songer que toute une histoire se déroule dans une seule et même pièce, une anti-chambre qui brise autant qu'elle répare.

Je n'ai même pas la force d'imaginer que je pourrai suivre Léandre parce que j'ignore encore si lui-même survivra à tout cela. Alors je n'ai d'autre choix que de m'en remettre aux autres. Marianne, Tristan, ses proches et ses amis qui sauront le maintenir à leur façon. J'aimerais que Léandre retrouve son chemin. J'aimerais aussi qu'il s'accommode du mien, car il est certain que nous ne sortirons pas indemnes de cette histoire.

Vingt minutes passent ainsi, et lorsque je reviens dans l'anti-chambre, Tristan se recale dans le fauteuil visiteur. Il repose doucement sa main sur l'accoudoir, et je crois deviner qu'elle reposait jusque-là sur la main de Léandre. Je suis heureuse que pour une fois, ce fauteuil soit occupé par quelqu'un d'autre que moi.

Tristan a entrouvert la fenêtre et une brise bienvenue soulève le petit store. Il amène un peu plus de vie ici. Je souris en apercevant un échiquier posé sur la table de chevet de Léandre qui, en dehors d'un gobelet d'eau souvent plein, demeure vide. Seuls deux pions ont bougé. Un noir et un blanc. Et je discerne enfin la pièce du roi, cachée dans la paume de Léandre. Sa couronne dépasse de la pulpe de ses doigts recroquevillés. C'est la seule pièce manquante du jeu. Je n'ai jamais été une grande fan de ce jeu, mais les regarder jouer me passionne, notamment parce que j'aime tenter de deviner le prochain coup, bien que je n'y arrive jamais.

—  Alors Tristan, tu n'as donc aucun honneur ? Tu tentes d'emporter une partie contre un adversaire affaibli ? je plaisante.

Tristan pousse un léger soupir. Je vois les yeux de Léandre le chercher et le trouver, sans même qu'il ait à tourner la tête.

—  Un seul mouvement par jour, explique Tristan. Pas plus. Je ne veux pas abuser. Et puis ça te laissera le temps de réfléchir comme ça. Il te faut au moins ça pour me battre, ajoute-t-il, les yeux fixés sur son meilleur ami.

Je crois voir les sourcils de Léandre se froncer.

—  Il n'a pas besoin de ça pour te battre. Et puis tu es censé le supporter ! je m'exclame, faussement atteinte.

—  Je blague, évidemment...

Son sourire s'échoue sur les draps. Il pense à refermer la fenêtre, puis se penche pour repositionner l'oreiller derrière la tête de Léandre.

—  Je vais vous laisser. Je pense que ça doit être fatiguant de voir défiler les gens à longueur de journée. Je reviens demain, si ça ne vous dérange pas ?

Je laisse le soin à Léandre de répondre le premier. Il presse doucement la pièce du roi, et parvient à murmurer un « non », à peine audible.

—  Non. Bien sûr que non, ça ne nous dérange pas, j'ajoute. Viens autant qu'il te plaira. Je suis certaine que ça lui fait du bien, pas vrai amour ?

Léandre entrouvre les lèvres. Son envie de s'exprimer est là, mais il n'en a pas encore tout à fait l'énergie. Il balbutie de plus en plus de mots simples, de monosyllabes, et ce simple fait me rend fière de lui.

Tristan se penche à nouveau sur le lit. Ses cheveux raides et noirs bordent le haut de ses lunettes quand il tapote la main de son ami.

—  Ok BG. Alors à demain. Je viens en jogging et on part en marathon. Il y en a marre des fainéants dans ton genre. Ça prétend devenir toubib et ça reste allongé toute la journée. La honte.

Je lève les yeux au ciel, au même moment que Léandre. Tristan et moi éclatons de rire en même temps, et le bord des lèvres de Léandre se soulève pour la première fois. L'esquisse d'un amusement érode les limites de sa tristesse. J'ai ainsi bon espoir de croire que la houle de ses émotions puisse enfin se poser.

—  À demain. Bonne nuit !

Tristan fourre les mains dans les poches de son blouson de faux cuir - raccord avec les couleurs d'automne je dois dire - et rejoins le seuil de la porte. Il se retourne une dernière fois, et sans oser cependant regarder son ami dans les yeux, frôle le sol du regard et annonce :

—  On va s'en sortir. On va se relever de tout ça. Moi j'y crois...

Je pose une main sur son épaule. Le sourire a disparu du visage si sérieux de Tristan.

—  Ça fait du bien à entendre, merci.

La plupart de ces pensées viennent de Marianne ou de moi. Le fait qu'aujourd'hui elles émanent de Tristan leur donne peut-être un goût différent.

—  Merci d'être passé, j'ajoute avant de lâcher son épaule.

Tristan parvient enfin à lever les yeux. Il remonte les lunettes sur son nez avant de terminer :

—  Je viendrai tous les jours. Autant de fois qu'il le faudra, si ça peut aider... À demain.

Ses pas l'éloignent enfin de cette chambre. Je le regarde filer, la tête rentrée dans les épaules. Il la secoue un instant, habité par des idées sans doute plus moroses que celles qu'il s'efforçait de faire naître ici. Je ne lui en veux pas, bien au contraire. Il est normal qu'il se sente abattu lui aussi. Mais je me sens rassurée de savoir Léandre si bien entouré.

Et le temps passe

Oups ! Cette image n'est pas conforme à nos directives de contenu. Afin de continuer la publication, veuillez la retirer ou mettre en ligne une autre image.

Et le temps passe... Déjà le 20 octobre...

L'anti-chambreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant