6 D é c e m b r e

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ENTRE CHIEN ET LOUP
Bruno Toch
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C'était un dimanche de décembre, la bise soufflait sur la ville. Un de ces vents qui vous traverse les os jusqu'à ne plus les sentir. Tous les commerçants baissaient leurs rideaux et la plupart d'entre eux faisaient les comptes de la semaine, au moindre centime près. Mais aujourd'hui une effervescence inhabituelle régnait sur la grande place. De la colline où j'étais perché,  j'observais ces petits hommes s'agiter avec une exagération presque ridicule. Raymond le boulanger,  Marcel charcutier de son état, Thomas patron du café qu'il dénommait pompeusement brasserie et tous les autres. Au milieu, je reconnus, droit dans son costume de police, Monsieur le commissaire, garant de l'ordre et de la sécurité. Et c'est bien de cela qu'il s'agissait en ce dimanche où la bise s'était invitée pour glacer les esprits.

« Messieurs, cette affaire, grave, relève de la police et de la justice. Je vous demanderai de regagner vos domiciles respectifs. Nous allons tout mettre en œuvre pour arrêter l'auteur de ce crime épouvantable. »

« Monsieur le commissaire, il s'agit d'André, notre collègue et ami. Vous n'avez pas suffisamment de bras pour mettre le grappin rapidement sur ce monstre. Laissez-nous vous aider. »

Le commissaire se gratta la tête. Il savait que dans cette ville où il ne se passait rien ou pas grand-chose, le plus petit évènement pouvait prendre des proportions démesurées. Alors, là, pensez, un meurtre. Il chercha des yeux le maire qui hocha la tête. Le commissaire se sentait suffisamment fort pour encadrer cette brigade improvisée et la contenir le moment voulu. D'un signe de la main, il donna le signal du départ de la battue.

« Nous allons retourner sur les lieux du crime pour essayer de trouver des indices. Restez groupés derrière moi. »

Vu de haut, ces petits êtres me paraissaient encore plus minuscules. Je connaissais le terrain mieux que quiconque tandis qu'ils passaient leur semaine à jouer aux gentils marchands : 

« Et avec cela, Madame Bourdon, qu'est-ce qu'on vous met ? Ah, ce sera tout.  »

Et à compter leur pécule. Car chez ces gens-là, on compte, Monsieur, oui, on compte. Je n'aurai aucune difficulté à les semer. Mais cela ne me déplaisait pas avant de jouer un peu au chat et à la souris avec eux.

Le tracé à la craie blanche du corps, retrouvé près du canal, impressionna cette brave populace.      André taquinait tranquillement le goujon lorsque son agresseur l'avait sauvagement égorgé. Pour quel motif ? C'est la question qui tournait en boucle dans la tête du commissaire depuis la découverte du cadavre. Qui aurait pu s'en prendre à ce brave pêcheur du dimanche ? Le commissaire vérifia par téléphone les personnes libérées récemment de prison, qui traînaient dans le coin. Il y avait bien ce Schneider, spécialiste des agressions aux feux rouges mais plus intéressé par les bijoux et les portables que par une bonne friture. Un bon samaritain s'était empressé de lui rapporter que la semaine dernière Marcel avait empoigné André qui tournait un peu trop à son goût autour de la caisse tenue par son épouse évaporée. Des pistes peu étayées qui ne retenaient pas son attention. Il restait ce camp de roms, installé illégalement depuis une semaine derrière la colline. Le maire les avait tancés, en vain. Ils déversaient leurs détritus dans le canal et André ne le supportait pas. Une discussion plus vive aurait pu dégénérer.

« Allons rendre visite aux gens du voyage. Mais je vous préviens, ce n'est pas le grand Ouest ici. Vous resterez à l'écart. Passons par le sentier de la colline, c'est plus court. »

« Qu'est-ce qu'ils leur arrivaient. L'intelligence les aurait soudainement foudroyés ? Ils se dirigeaient par là. Bah, de là à me soupçonner... »

Je n'avais pas pensé à ces caravanes installées depuis quelques semaines avec ces nomades qui ne ressemblaient en rien aux notables de la ville. Le jour, ils rempaillaient des chaises, fouillaient dans la décharge municipale et le soir crachaient du feu et jouaient de la guitare. 

« Vous êtes sûr, Monsieur le légiste ? Mais ça change tout »

Le commissaire raccrocha. Il était blême. L'enquête prenait un autre tournant.

Je décidais de me diriger vers eux. Comment ces pauvres d'esprit pouvaient imaginer la scène ? André lançant sa canne à pêche maladroitement, l'hameçon se plantant dans mon front ; en réaction, je l'avais égorgé.

« Viens, Hector, approche, n'aie pas peur. »

Le commissaire de police sortit lentement son arme et l'ajusta.

« Mais vous êtes fou ! Le chien d'André, vous n'y pensez pas. »

Dans un ultime souffle, ma dernière pensée,  car les animaux réfléchissent aussi, fut que ces petites gens n'étaient pas si bêtes que cela.

Bibliothèque de l'AventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant