1 0 D é c e m b r e

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LE PRESTIGE
Justine Nantier
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J'aurais aimé pouvoir pleurer afin de me sentir vivante. Allongée sur la dalle recouvrant le caveau funéraire semi-enterré, je n'existais plus. Alors qu'il me suffisait auparavant de traverser le salon pour me blottir dans ses bras, c'est à présent un mètre sous terre que le corps de ma mère reposait, enfoui dans des ténèbres auxquels je n'avais plus accès. Lors de la cérémonie d'enterrement, j'aurais voulu me glisser lentement dans le sinistre trou dans lequel on l'a déposée. J'aurais aimé disparaître avec elle. Sans elle, ce monde n'avait pour moi plus de sens.

J'ai dû m'assoupir, car à mon réveil, la lune méprisante m'écrasait pleine d'une beauté mortuaire. Bien que nous soyons en décembre et que mes vêtements soient humides de givre, je ne ressentais nulle sensation de froid. Je n'étais pas revêtue de l'apparat vestimentaire de convenance que l'on se doit d'arborer les jours de deuil, mais d'une simple robe blanche en lin. Il s'agissait de ma préférée. Délaissant momentanément ma mère, je me mis à longer les allées infinies de tombes. Pour une raison qui m'était inconnue, je ressentais une gêne au niveau de ma hanche droite. Je n'y prêtais cependant qu'une légère importance.

J'avais beau savoir que je me trouvais au Père Lachaise, sur la colline du 20ème arrondissement de la capitale française, la rumeur citadine m'était inaudible. Cela m'accommodait, je ne supportais plus le son du trafic routier. Seul le fin bruissement du vent dans les feuilles donnait vie à cette nuit figée. Je me rendis alors compte, apeurée, qu'il m'était impossible de me situer dans le temps tant ce lieu revêtait une dimension intemporelle. Encerclée par les anciens monuments funéraires, recouverts d'un limpide voile que faisait apparaître la lueur spectrale de la lune pleine, je me mis à forcer le pas. Après tout, une jeune fille de seize ans n'a rien à faire de nuit dans un cimetière.

Tandis que je marchais, les mains enfouies au fond des poches, et emmaillotées de détresse, j'entendis un fin chuchotement en provenance de l'allée parallèle à celle où je circulais. Dans un premier temps, indécise, je demeurai figée, avant de me laisser gagner par une vive curiosité. J'avançai alors, hésitante, en direction de l'origine du murmure qui s'élevait de derrière un calvaire. J'en oubliais presque de respirer. Plus la distance me séparant de cette présence diminuait et plus je devins capable de me figurer la vision qui m'attendait. Je percevais deux voix d'hommes. L'une détenait un accent américain, tandis que l'autre se révélait pleine d'une sonorité suave. Une fois le calvaire dépassé, la vision que je venais de construire se concrétisa. Deux hommes, assis sur un caveau, étaient bel et bien plongés dans un échange verbal.

Pourquoi me forces-tu à parler à voix basse ? questionna l'homme dont le verbe était teinté d'un léger accent.

La nuit vient tout juste de tomber, des promeneurs peuvent encore se trouver au Père-Lachaise. Nous devons faire preuve de prudence, mon ami. La patience est une vertu dont nous pouvons abuser.

Jugeant impoli d'assister à une discussion contre le gré des protagonistes, je m'avançais vers eux d'une démarche qui se voulait assurée, pour me présenter. Le son de ma voix les fit sursauter, plus que je ne l'aurais cru. À ma vue, c'est avec précipitation qu'ils se levèrent.

Qui es-tu ? s'écria l'homme au verbe chantant.

Tout en m'approchant prudemment :

- Je m'appelle Clara. Je me suis endormie dans le cimetière. Vu l'heure, le portail d'entrée doit être fermé, je me retrouve donc coincée ici, comme vous sans doute...

Les deux messieurs attardèrent sur moi un regard pesant qui m'était étranger. À présent que je me tenais à leurs côtés, il me semblait avoir déjà rencontré l'Américain. Ses longs cheveux bouclés, sa peau nette, son regard puissant, son corps gracile ne m'étaient pas inconnus. Tout chez lui respirait la folie épanouie d'une jeunesse libre. L'autre, plus âgé, incarnait l'assurance d'un homme juste et culturellement enrichi de ses découvertes. Son épaisse moustache, ressortant sur un visage d'une extrême pâleur, donnait l'impression qu'il appartenait à un autre siècle. Ils formaient, en définitive, un couple mal assorti.

Bibliothèque de l'AventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant