8 D é c e m b r e

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NUIT D'HIVER
Alberto Arecchi
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L'homme s'était habitué à vivre tout seul. Il s'était installé depuis quelque temps dans une vieille maison de campagne abandonnée. Ce soir de décembre il revenait de la gargote, où il avait passé l'après-midi avec des amis. L'herbe était recouverte d'une fine couche de givre et croquait sous les semelles de ses vieilles chaussures lourdes. Une rafale solitaire de vent glacé perça le brouillard et apporta le son éloigné des cloches. Dans l'église du village, la messe de Noël était en train de commencer. L'homme avançait sur le chemin, quand il vit une lueur vacillante provenant d'une fenêtre de la maison délabrée. Après le flash de lumière, il entendit des voix et des éclats de rires. Sans doute, son logement avait été occupé au moins par deux personnes, un homme – qui devait être assez âgé – et une femme.

Notre ami s'arrêta. Le canal coulait à sa gauche, tout juste à côté du chemin, et dans l'obscurité il lui suffirait de mettre un pied mal pour se glisser dedans. Grelottant de froid, il resserra sa main sur le goulot de la bouteille. Il sourit, le vin était bon et lui aurait tenu une bonne compagnie le long de la nuit. Avec l'autre main, il toucha la poche de son manteau : elle était tellement enflée que l'ourlet s'était arraché et le faisceau avec le pain et le fromage était coincé à mi-chemin. Il le repoussa en bas et reprit sa marche. Guidé par la faible lueur, il se précipita vers la maison. Un souffle de lumière filtrait et flottait sur les marches, au-dessous de la porte d'entrée. L'homme se cacha derrière la porte un peu cassée et regarda à l'intérieur.

Deux cierges brûlaient, disposés sur un banc boiteux, une autre bougie était appuyée au sol. Emmitouflé dans un parka beaucoup plus grande que lui, un vieil homme était accroupi, les jambes croisées, et essayait d'allumer la bougie: il la saisissait, approchait l'allumette, mais – quand les flammes venaient de toucher la mèche – le violent tremblement de ses mains les avait déjà éteintes. La femme accroupie à côté de lui se mit à rire : c'était un rire rauque, lourd, bienveillant. Elle lui enleva le paquet des allumettes et alluma la bougie. Le nouvel éclat de lumière provoqua des ombres flottantes sur les murs, tout autour. Notre homme, caché derrière la porte, hésita. Qui pouvait bien être ces deux individus et que faisaient-ils chez lui ? Pourquoi étaient-ils arrivés juste là, dans son abri ? Maintenant que devrait-il faire ? Rentrer, aller les déloger, ou bien passer la nuit avec eux ? Il poussa la porte et les gonds rouillés craquèrent. Le vieil homme et la femme levèrent la tête brusquement.

« Comment avez-vous pu rentrer ici ? » Se laissa-t-il échapper, en tant que « propriétaire légitime. »

« C'était ouvert... », murmura le vieillard, en haussant les épaules et se blottit profondément dans sa veste informe.

« Si vous êtes le propriétaire, Monsieur, nous demandons humblement votre pardon, commença à dire à la femme, mais nous sommes entrés sans forcer aucune porte ou serrure et aucune alarme ne nous a avertis que nous étions en train de violer la maison d'autrui. Nous avons pensé à pouvoir nous reposer ici, au moins pour une nuit ».

Le ton poli de la réponse n'échappa pas à l'homme, qui en resta surpris et se sentit obligé de changer son expression, de l'agressivité initiale à la condescendance d'un véritable maître de maison. Il invita les deux à vouloir rester.

« Ce n'est pas l'espace qui manque, même si mon appartement n'est pas tellement à l'aise ».

Il n'y avait toutefois pas de nourriture, pas de cheminée ou de bois pour se réchauffer. Tout ce qui restait depuis les temps meilleurs c'était un banc et, là-bas dans le coin, un matelas informe que même les punaises auraient eu en dédain. L'homme alla s'asseoir dans le coin, il se souvint de la bouteille qu'il avait dans sa main, il sentit la poche gonflée sous lui, avec le pain qui devait servir pour le dîner. Comment aurait-il pu ne rien offrir à ses clients, ne pas diviser ses maigres ressources ? Il souleva la bouteille ostensiblement pour offrir au moins une gorgée à ses deux nouveaux locataires. Ils acceptèrent. Le vieil homme sortit une gorgée, une seule, s'essuya la bouche en grognant, du dos de sa main, et passa la bouteille à la femme. Elle allait se satisfaire, quand, tout à coup, un bruit secoua la porte branlante, qui craqua d'une manière inquiétante. La femme, effrayée, se figea, puis appuya la bouteille au sol (avec soin de ne pas laisser que le vin se déverse). Dans la pénombre, une figure dodue apparut à travers la fente de l'ouverture de la porte. Il semblait être un gros rat et renifla l'air avec méfiance, à la recherche de quelque chose: la nourriture, la chaleur, ou peut-être un de ses enfants perdu ?

Rapide comme l'éclair, la femme ne rata pas l'occasion. Au lieu de crier ou de se retraire horrifiée, comme la majorité des gens de son sexe auraient fait dans cette circonstance, elle bondit silencieuse, comme un chat. Le rongeur, surpris par sa vitesse, eut à peine le temps de se retourner, mais il resta attrapé par la queue. Un instant plus tard, la femme était en train de cogner sa tête sur le rebord de pierre de la fenêtre. Ce n'était pas un rat, c'était un ragondin, un de ces gros rongeurs exotiques qui dans les dernières décennies ont envahi tous les terrains agricoles et les voies navigables. Quelques kilos de viande d'un goût agréable, pour ne pas dire délicieux. Le vieil homme sembla requinquer. Il tira de sa poche un petit couteau et, avec une habileté surprenante, s'appliqua au dépouillement de la proie. Ses gestes révélaient la longue pratique de manger de petites proies : les souris, les rats, les taupes, et quelques lapins étaient son régime en vigueur, à partir d'un temps immémorial. « Sors dehors! – le réprimanda la femme – tu ne vois pas que tu es en train de salir la maison? »

Le vieil homme regarda autour de lui et découvrit un plateau, jeté dans un coin. Il le prit et sortit et puis revint, après un certain temps, avec le plateau recouvert d'un ragoût de viande fraîche. Le ragondin avait été rapidement transformé en nourriture, il ne restait plus qu'à le cuire. Dans une chambre de la vieille maison il y avait une cheminée, maintenant abandonnée, c'était peut-être la pièce où antan on cuisinait. Près de la cheminée, l'homme avait ramassé des branches, du bois et des vieux journaux. Il était temps de relancer le foyer. Ils firent des boules avec des feuilles des vieux journaux, ils les recouvrirent de brindilles, puis allumèrent le feu, alors que le propriétaire s'occupait de ranger le matelas devant la cheminée. La femme alla chercher quelque chose qui ressemble à un pot, une casserole, ou au moins à une broche, pour pouvoir cuire la viande sur les charbons.

En se débrouillant avec ce qu'ils trouvaient dans les coins oubliés de la masure, les trois furent en mesure de se régaler un repas chaud, qu'arrosèrent avec la bouteille de vin. Le propriétaire arriva à offrir même le pain au fromage, après l'avoir brisé en trois parties égales, d'un geste presque religieux, qui pour un instant les fit souvenir de la division du pain mystique, dans un environnement imprégné par la misère de l'abandon. Juste à ce moment, les cloches de l'église sonnaient minuit. C'était Noël, là-dehors. Noël sembla avoir touché aussi leur maison. Les trois étrangers avaient rassemblé le peu qu'ils avaient, l'abri et la nourriture. Maintenant, ils étaient étroits dans leurs haillons, tous les trois sur le vieux matelas. Les braises de la cheminée rendaient le milieu confortable et le vin les apaisait, en les accompagnant vers un sommeil restaurateur.

La neige commençait à tomber, timide au début, puis de plus en plus dense et vivace. La campagne brillait, toute blanche, dans la nuit sans lune. Toutes les traces avaient disparu, les bruits s'affaiblissaient. C'était comme si le monde voulait couvrir le passé des choses et des gens, pour se réveiller le lendemain dans l'aube d'un jour tout à fait différent. Une aube froide, qui aurait surpris derrière la porte de la vieille maison délabrée trois personnes, jusque-là inconnues, embrassées ensemble, leur ventre plein, au moins pour une nuit.

Bibliothèque de l'AventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant