Chapitre 10

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Astrid

La salle est complètement silencieuse. Tout le monde fixe Kazugami. Celui-ci descend de la table, prend son manteau et quitte la pièce, Clarisse sur ses talons. Baptiste et Cédric se regardent et éclatent de rire. J'interroge Baptiste du regard ; il me répond :

« C'est très simple : il n'a jamais perdu un jeu qu'il a inventé.

— Attends. Il a déjà perdu un jeu ? demande Cédric. J'ai des doutes.

— Si : fifa. Et puis peut-être quelques parties de Mario Party. »

Les deux amis rient de plus belle. Petit à petit, les discussions reprennent. Jules et Léo se parlent à voix basse. Ça semble être animé.

Au fur et à mesure que le repas se termine, les gens partent retourner à leur tâche. Camille me secoue l'épaule et on part tous les deux travailler.


Le soir, quand je rentre manger, je passe devant un tableau à craie en plein milieu de la cour. Dessus se dresse une liste d'une dizaine de noms, à côté desquels il est toujours écrit "échec". Quand Cédric passe près de moi, je l'arrête et lui demande en pointant le tableau du doigt :

« C'est quoi ça ?

— Très certainement le tableau des scores.

— Des scores ? De quel jeu ?

— Celui de Kazu, pardi ! Regarde, les trois derniers noms, là. Ils se sont mis à trois pour essayer de le tuer. Eh bien, Kazugami a toujours aucune égratignure.

— C'est dingue...

— Mais par contre il est super énervé. Un gars a éraflé un des murs avec son couteau. Mais celui-ci s'est engagé à revenir demain pour réparer ça. Ce qui est assez étonnant, c'est que tous ceux qui se sont battus avec Kazu n'ont maintenant plus envie de le tuer. Ça les a... apaisés.

— Tant mieux. Autant de violence n'est pas recommandable. Est-ce qu'on peut vraiment considérer son jeu comme un jugement ? N'est-ce pas plutôt là une façon de montrer sa puissance ? Il leur fait croire qu'ils ont le choix, qu'ils peuvent le juger, mais il n'en est rien. Pour autant, est-ce que ses actes doivent vraiment être condamnés ? Je t'avouerai que je suis perdue, Cédric. C'est qui, Kazugami ?

— Est-ce que c'est la bonne méthode ? J'en sais trop rien. Je pense que Kazu essaie juste d'apaiser les tensions pour le moment. Pour répondre à ta dernière question, Kazu est un enfant. Il rêve. Mais il est capricieux. Mais il grandit vite, crois-moi. Il n'a jamais autant changé que ces dernières semaines. Il est en forme et heureux. Pour moi, ça me suffit de le savoir heureux.

« Quand je l'ai rencontré, il y a déjà quelques années, j'ai essayé de le comprendre. Deviner quels étaient ses désirs, ce qu'il pensait. Sans succès. Il est incompréhensible. Et il est si différent des autres. Tu savais qu'il était surdoué ? Au collège, il n'y avait qu'une seule matière dans laquelle il n'avait pas la note maximale : l'art-plastique.

— Même en sport, il excellait ?

— Eh oui. Il a un corps qui semble fragile mais c'est tout le contraire. Il est très endurant et solide. Il lui manque juste un peu de puissance. »

Nous sommes interrompus par Romane qui, au pas de la porte de la salle des fêtes, nous appelle à manger. Je quitte Cédric et pars m'asseoir à côté de Camille. Je cherche discrètement dans la salle Kazugami. Il n'est pas là. Clarisse non plus. De ce que j'ai cru comprendre, ils auraient dormi ensemble. Je suis contente pour eux ; ils forment un beau couple. Si Flora et Clarisse n'avaient pas été enlevées, est-ce qu'il m'aurait sauvé comme il l'a fait ?



Kazugami

Je suis allongé sur la nappe, au beau milieu du pré, à côté de Clarisse. Je lui pose plein de questions auxquelles elle répond patiemment. Je veux en découvrir plus sur elle. Ma curiosité a pris le pas sur ma bonne conduite. On parle à voix basse, comme si on ne voulait pas déranger ce qui nous entoure. Pas un nuage à l'horizon, le ciel étoilé nous tend les bras. On ne parle plus; on se contente de contempler les étoiles. C'est une chose que j'adore avec elle : les silences nous rapprochent. Jamais ils ne rendent les situations malaisantes. J'aime ce calme qu'elle m'inspire. Être avec elle a le même effet qu'inspirer un grand bol d'air pur en montagne. Ça me remet les idées en place. Je lui demande :

« Qu'est-ce qui te manque le plus de l'ancien monde ?

— Mes parents. On était super proches d'eux avec Romane. On faisait tout, tous les quatre. Après qu'ils soient... qu'ils soient... bref, ça a été très dur. Encore plus pour Romane je crois. On s'est soutenues tant bien que mal. Peut-être plutôt mal au début. Mais depuis qu'on a quitté la maison, j'ai un peu l'impression d'avoir tourné la page. Disons que ça va mieux. Mais pour Romane, je crois que ce n'est pas le cas. Elle ne me parle presque plus. Elle n'a plus qu'un sourire de façade, mais je vois très bien qu'elle souffre. Je ne sais pas comment l'aider. Tu m'aideras, Kazu ?

— Bien entendu.

— Tu sais, je me pose des questions te concernant.

— Je t'écoute.

— Qui es-tu ? Je ne parle pas de Kazugami, mais de toi. Qui es-tu ? Est-ce Kazugami qui a eu l'idée de ce jeu ? Est-ce que c'est Kazugami qui m'aime ou est-ce le véritable toi ?

— Je ne sais pas vraiment qui je suis. Mais je sais que je n'ai jamais été aussi moi que depuis le début de la Maladie. J'imagine donc que Kazugami est une partie de moi. Je crois que voir cette facette de ma personnalité comme une personne à part est une mauvaise idée. Je vois où tu veux en venir : tu veux que le fou qui a tué André ne soit pas moi. Peut-être et même certainement pas la meilleure partie de moi-même, mais c'est bien moi. Je ne sais pas comment expliquer ce comportement. Mais je ne regrette rien.

— Rien ?

— Rien. Nada. Tu es vivante, tout comme Flora et Astrid, et c'est pour moi le plus important.

— Tu aurais pu mourir ! »

Clarisse a presque hurlé cette dernière phrase. Je la regarde droit dans les yeux. Je vois qu'elle est inquiète. Je lui prends la main.

« Mais je ne suis pas mort. Ça ne sert à rien de savoir ce qui aurait pu se passer. Une fois que c'est fait, c'est fait. On ne peut pas revenir en arrière. Je ne crains pas la mort. C'est stupide je sais. Je pourrais mourir, ça m'importe peu. Mais je ne veux pas que tu en souffres. En fait, je veux surtout rester avec toi. Pour l'éternité. C'est pour ça que je te le promets : je ne mourrai pas. C'est pour ça que je vais réussir ce "jeu". Je ne suis jamais aussi sérieux que quand je joue. Survivre une semaine ? Je suis pas à une semaine près.

— Bon, je te sens sincère. Passons. Tu feras quoi si tu survis à cette semaine ?

— Partir avec toi, si tu le veux bien.

— Pardon ? Tu veux tous les quitter ? »

Je me rallonge. L'air devient de plus en plus frais. Je compte les étoiles silencieusement.

« Bien sûr que non, réponds-je lentement. Il me manque des éléments. J'ai trop foutu la merde, là. Partir soulagera la colère qu'ils me portent. Mais surtout, on manque de gens. Des scientifiques et des bricoles. De la main-d'œuvre aussi. Notre communauté est trop faible pour l'instant. On ne peut pas recréer le monde en étant une poignée. »

NADAOù les histoires vivent. Découvrez maintenant