ACTE I, Scène 2

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Le lendemain de la scène précédente. Pierre est assis à la table d'un café parisien à peine rempli. Il y a ses habitudes : il est proche d'un bar qu'il fréquente souvent en soirée. Mais en journée, comme ici, il favorise une tout autre ambiance.

Dans le café, donc, Sylvain entre, revêtant son équipement de motard, et salue son meilleur ami avant de s'asseoir. Il pose son casque mais ne retire pas sa veste.


SYLVAIN. C'était la galère pour venir, j'ai failli me faire renverser trois fois !

PIERRE. Te faire renverser ou tomber tout seul ?


Une pause.


SYLVAIN. Bon, peut-être que j'ai failli tomber tout seul une ou deux fois. Mais y'a une fois où on a failli m'écraser !

PIERRE. C'est pour ça que j'ai pris la voiture, pas de risques.

SYLVAIN, moqueur. C'est vrai qu'avec la taille de ton véhicule, on peut pas t'approcher. Putain, si ça se trouve, c'est toi qui a tenté de me tuer. Assassin.


Ils se sourient. Sylvain perd vite le sien, Pierre le remarque.


PIERRE. Ça va pas ? Y'a un souci ? T'as eu si peur que ça ?

SYLVAIN. Nan, c'est pas la moto le souci. Enfin si, un peu, mais je vais bientôt arrêter de trembler. C'est juste qu'on s'est disputé avec Charlotte hier soir et ça me reste dans la tête.

PIERRE. Encore ? Mais elle te veut quoi encore ? Nan parce que la dernière fois, c'était parce que tu parlais trop de ton travail, puis parce que tu parlais trop de jeux vidéo...

SYLVAIN. Je sais pas, j'ai pas trop compris. Là, elle me reprochait de parler de la Xantia, je crois ? C'est assez flou dans ma tête.

PIERRE. Mais tu viens de l'acheter, cette caisse, évidemment que tu lui en parles. Vous habitez ensemble, faut bien qu'elle sache !

SYLVAIN. Mais c'est pas ça le problème. Le problème, c'est que j'ai pas su réagir. Elle a commencé à me le reprocher et j'ai rien su répondre.

PIERRE. Faudrait qu'elle arrête de te reprocher tout ce que tu fais. Je te l'ai dit, elle est pas claire cette nana-là. Si elle aime pas tes passions et veut pas en entendre parler, pourquoi elle sort avec toi ?

SYLVAIN. J'étais figé, je pouvais pas bouger et encore moins parler. Pourtant je voulais me défendre ! J'avais plein de trucs à lui dire et ça tournait et tournait dans ma tête, mais ça sortait pas. J'avais l'impression d'être fou, tu crois que je suis fou ?

PIERRE. Fou de rester avec une nana qui aime pas dès que tu ouvres la bouche, ouais.


La lumière vacille, s'intensifie.


PIERRE. Lou me reproche jamais de parler de ce que j'aime, même si elle a du mal à suivre parfois. Et je fais pareil avec elle, c'est pas compliqué d'écouter l'autre putain ! Elle peut pas te reprocher chaque parole puis dire qu'elle t'aime.

SYLVAIN, de plus en plus stressé, se protégeant avec son blouson de moto. Elle s'est mise à me reprocher de pas parler. Pourtant je voulais ! J'étais en train de lui expliquer pourquoi j'avais acheté la Xantia et elle a commencé à élever la voix et... c'est là que j'ai plus rien dit. Rien. J'étais incapable d'ouvrir la bouche. Je sais pas pourquoi et c'est ça qui me reste en tête. Pierre, qu'est-ce qu'il m'arrive bordel ?

PIERRE. En fait, elle veut juste que t'ouvres la bouche pour s'engueuler avec toi. Je t'ai dit, je l'ai jamais sentie, Charlotte. Depuis que t'es avec elle, elle trouve toujours de quoi râler, sur tout et surtout n'importe quoi. Elle va te créer des complexes.

SYLVAIN. Non, tu comprends pas, je m'en fiche de Charlotte là. La question c'est pourquoi je pouvais pas parler ? C'était un blocage, genre physique. Je voulais... Je voulais communiquer ! Lui faire comprendre mon point de vue ! Mais non, j'étais juste assis là à subir. J'étais muet. Mutique. Qu'est-ce qu'il m'arrive ?

PIERRE. Si elle arrêtait d'élever la voix pour rien, aussi, tu t'en sortirais déjà mieux.


Sylvain soupire, se renferme. La lumière baisse comme sa tête : il abandonne la discussion. Pierre ne le comprend pas et ne peut pas le comprendre, alors à quoi bon ? Les questions restent, la frustration aussi. Il veut juste changer de sujet.


SYLVAIN. Et toi, avec Lou, hier soir ? Vous aviez une soirée, non ?

PIERRE. L'anniversaire de sa sœur, oui. Ça s'est super bien passé. Bon, comme elle a bu, elle a fini un peu bourrée mais c'est pas grave. C'est moi qui conduisais de toute façon. Elle portait la robe de Noël dernier, tu sais, celle que je lui avais offerte ? Mais si, je t'avais montré. Enfin, bref, elle lui va très bien. Moi, je portais juste une chemise donc bon. A côté d'elle, on me remarquait pas trop. On s'est bien amusé quand même, c'était cool.


Sylvain hoche la tête pendant sa tirade, ne montrant aucune réaction au-dessus de l'autre. Il lève les yeux vers lui, à la fin.


SYLVAIN. Mais tu lui avais pas déjà offert une robe pour son anniversaire ? Tu lui en offres souvent.

PIERRE. Bah quoi ? C'est joli puis elle en porte tout le temps. Au moins, je risque pas trop de me tromper.

SYLVAIN. Faut être sûr de ce qu'elle aime, quand même.

PIERRE. On a les mêmes goûts alors c'est facile. Tu devrais essayer.

SYLVAIN, incertain. Des robes ? Ou d'en acheter à Charlotte.

PIERRE. Non, d'avoir une copine avec les mêmes goûts que toi.


Il lui sourit, pour apaiser la remarque cinglante.


PIERRE. T'en aurais besoin, c'est vachement agréable. Puis peut-être qu'elle te reprochera pas de mettre le même pull pour traîner.


Sylvain sourit à son tour. Il comprend ce que veut dire Pierre, il comprend qu'il s'inquiète pour son bien-être.


SYLVAIN. J'ai compris, j'essayerais de parler avec Charlotte... C'est vrai qu'on est plus sur la même longueur d'onde.

PIERRE. Selon moi, vous l'avez jamais été, mais bon je veux pas m'immiscer dans votre couple.

SYLVAIN. Ah parce que c'est pas ce que vous faites depuis tout à l'heure, monsieur Chabrier ?

PIERRE. Non, euh, je te donne mon point de vue. C'est toi qui as décidé de lui parler tout seul.

SYLVAIN. T'insistes beaucoup, quand même. Mais t'en fais pas, je gère.


Pierre lâche enfin son attitude désinvolte, un peu moqueuse, pour une expression grave et inquiète.


PIERRE. Si tu gérais, tu viendrais pas me parler de ta dernière dispute avec Charlotte chaque semaine. Et tu sais que j'ai raison.


Pause.

La lumière s'éteint sur eux, comme il ne leur reste plus rien à dire sur le sujet.

AuraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant