ACTE II, Scène 9

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Toujours le même bar. DS monte sur scène avec un micro et le tapote, vérifiant ainsi qu'il fonctionne. Il fonctionne. Elle sourit et se lance alors, écoutée par son public et, parmi celui-ci, Pierre.


DS. Bonjour à toustes et merci d'être venu·es pour cette soirée de levée de fonds pour Act Up. Ça me tient à cœur de participer à cet événement par rapport à la place que cette association a dans ma vie. Elle se racle la gorge. Premier décembre 93, j'ai dix ans et je suis devant la télé avec mes parents. Mon père crie, ma mère est debout à nous servir. Elle ne mangera pas avec nous. Les infos passent à la télé mais je m'y intéresse pas trop parce que qu'est-ce qu'un gamin de dix ans peut bien avoir à foutre des infos ? J'y ai vu la chute du mur de Berlin, et avec lui celle de l'URSS. J'ai été témoin de guerres et de guerres qui se succédaient sans que je ne retienne les noms des belligérants. Des séismes. Des ouragans. Des sécheresses. Sensiblement les mêmes choses que ce qu'on continue de voir aujourd'hui, en moins alarmants. Mais j'étais un enfant, j'en avais pas grand-chose à foutre de tout ça. Jusqu'à ce premier décembre 93. J'ai dix ans et je regarde la télé du coin de l'œil. Sur la 3, j'entends que ça parle d'une ''asso d'pédales'', comme disait mon père. N'empêche que cette asso de pédales venait de dérouler un préservatif sur l'Obélisque de la Concorde pour essayer de sauver des gens. C'était toujours plus que lui. Bref, je vais vous épargner les engueulades avec mon père, c'est pas ce qui vous intéresse. En revanche, je tiens à dire que cette action m'a tellement marqué qu'elle a changé ma vie. Je me suis renseigné. J'ai fait mes recherches et j'en ai parlé autour de moi... Evidemment, un gamin de 10 ans trouve ça drôle, subversif, grivois ! Ça éveille et ça émoustille et de fil en aiguille, j'ai rencontré ce garçon homo comme moi avec qui j'ai eu mes premiers émois. C'était pas du Shakespeare ni un roman à l'eau de rose. C'était aussi bien que ce à quoi on peut s'attendre entre deux jeunes pédés prépubères, c'est-à-dire pas grand-chose d'intéressant... à part la découverte de ma propre homosexualité.


Une pause. DS baisse la tête, essayant de se souvenir de la suite et de garder sa contenance. Elle tremble légèrement. C'est effrayant, de se livrer ainsi.


DS. Et puis j'ai fait mon p'tit bonhomme de chemin. J'ai quitté mes parents et, Dieu merci, je ne les ai pas revus depuis, je me suis engagé chez Act Up, j'ai fréquenté les bars jusqu'à rencontrer celle qui m'enseignera l'art du drag, une superbe queen comme on en a rarement vu ! Et j'ai commencé à monter sur scène. C'était il y a bientôt vingt ans. Mes débuts... Soupir. C'était hideux. Rires. Je ne savais pas me maquiller – c'est pas quelque chose qu'un père homophobe apprend à son fils unique – et je n'avais aucun sens du style ! Heureusement que ça s'apprend, je sais pas comment j'aurais fait sinon... Maintenant, c'est à mon tour de former d'autres filles, de les mener à leur envol... C'est émouvant quand on y pense, non ? Un passage de flambeau, en quelque sorte.


Nouvelle pause. Elle regarde l'assemblée. Son regard croise celui obnubilé de Pierre et elle lui sourit.


DS. Et puis j'ai eu des amants. Des ami·es. J'ai rencontré toute sorte de pédés, de gouines, de trans et travelos. C'est ma nouvelle famille et je les aime tant... Elle envoie des baisers à l'assemblée. Puis Dieu merci les gens là-haut, bien en haut, ceux qui nous chient dessus souvent, qui ont daigné nous accorder la Mariage Pour Tous. Ceux contre qui on s'bat. Il faisait pas bon vivre d'être pédé en 2012. Bon. Soit. On a gagné le droit de se marier, tout de même. Alors je l'ai fait. J'ai sauté le pas il y a un mois, avec mon compagnon de 7 ans. Sept longues années à me supporter, ça mérite bien sa récompense ! Nouveaux rires. Ah ouais, je suis pas facile à vivre dans la vie de tous les jours... Mais lui me supporte, espérons que ça continue parce que je suis pas sûre d'en retrouver un autre comme ça !


Elle joint ses mains et sourit une dernière fois à tout le monde.


DS. En tout cas, je suis ravie de participer à cette soirée. Puisse les transpédégouines vivre longtemps encore !


Elle salue la foule sous les applaudissements et quitte la scène, laissant un Pierre Chabrier en pleine réflexion. Et, alors qu'il réalise tant de choses, qu'il est de plus en plus déterminé, il quitte le bar, décidé à demander pardon à son ex-copine et à son meilleur ami.

AuraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant