Episode 14

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- Passez tous un merveilleux Thanksgiving ! avait souhaité Meryem à toutes les personnes attroupées autour de Natalie et moi. 

Avant de me retirer dans les vestiaires pour enfin me changer, j'étais passée à côté d'elle et je lui avais dit: 

- A lundi, Meryem. Et passe un bon Thanksgiving. 

- Toi, aussi, Novela. 

Le cross de Schoolgiving était un événement important pour les élèves du lycée - de quoi acclamer les "héros" de leur promotion. Il y avait donc toujours plein de personnes qui venaient féliciter les gagnants. Je n'avais pas gagné, certes, mais j'avais décroché la première place des Juniors. 

Toi aussi, Novela

J'adorais la façon dont elle répétait mon nom d'une manière si particulière. Personne ne l'avait jamais dit avec autant de douceur, en appuyant sur toutes les syllabes, avant elle. 

Je repensais à ces mots en allant chercher l'apéritif avec Liam dans la cuisine, pour le repas de Thanksgiving. Nos grands parents étaient arrivés, ma tante Martha aussi, il ne manquait plus que mon oncle Christopher. Il neigeait beaucoup aux alentours New York, la circulation en était très ralentie. Pendant que le reste de la famille s'animait dans le salon, Liam et moi avions prétexté vouloir aider pour nous isoler. 

Pendant que je sortais les verres du placard, Liam regardait par la fenêtre, pensivement. 

- Tu crois qu'il va neiger? a-t-il demandé. 

- Liam, on n'est pas venus ici pour parler de la pluie et du beau temps, l'ai-je rabroué, en posant deux verres à pied sur le comptoir. 

J'ai posé mes mains sur le meuble et je l'ai fixé, l'air sérieux. 

- Quoi? 

- C'est quand que tu comptes leur dire? me suis-je enquise. 

Liam a baissé ses yeux vers le sol. J'ai senti que je l'avais blessé, et ce n'était pas ce que je voulais. Encore moins ce soir-là. 

- Pardon, ce n'est pas ce que je voulais dire, me suis-je excusée. 

- Je sais. C'est juste que je n'arrive pas à imaginer comment je pourrais leur annoncer, a-t-il avoué.

J'ai soupiré. Quoi qu'il dise, je savais pertinemment que nos parents n'allaient pas approuver son choix, voire l'empêcher de poursuivre son rêve.

- Ça restera une bombe de toutes manières, alors lance la comme tu le sens.

- Belle métaphore, a-t-il essayé de rire, mais je percevais son ton préoccupé.

- Ce n'était pas le but, ai-je dit en remplissant les verres de Bourbon pour les adultes.

- Il manque un verre, a fait remarquer Liam, en fixant ceux qui étaient disposés sur le comptoir.

- J'ai bien compté pourtant... ai-je dit en énumérant les invités dans ma tête.

- Et moi? a suggéré Liam.

Je n'y avais pas pensé. Pour moi, Liam était toujours le lycéen qui buvait quelques verres en cachette lors des soirées, mais jamais trop pour ne pas être saoul et que nos parents s'en rendent compte.

- Tu n'as pas vingt et un ans, ai-je objecté, l'air sérieux.

- On dirait que tu es ma mère... a-t-il râlé. J'ai dix-huit ans, je suis à la fac, un petit verre ne va pas me tuer.

Je ne pouvais pas m'empêcher de me sentir responsable de lui, alors que j'étais sa petite sœur. Mais comme il l'avait si bien dit, il était majeur, quoiqu'il ne soit pas en âge de boire.

- Bien, ai-je cédé. Tu assumeras avec les parents.

Et nous avons apporté le plateau pour l'apéritif au salon, où tout le monde discutait jovialement.
Mon grand père était très curieux de la vie étudiante de Liam, qui mentait à la perfection en prétendant qu'il adorait ça. On aurait presque pu déceler son mensonge sur mon propre visage, qui essayait de contenir un air mal à l'aise.
Je m'en faisais peut être plus que lui.
J'étais comme ça, j'aspirais les tourments des autres comme une éponge et je les enfermais avec les miens à double tour dans mon coffre fort intérieur.

Le téléphone a sonné dans l'entrée et mon père s'est vite levé pour décrocher. Je l'ai observé triturer le bas de son pull-over, échapper des rires légers puis prendre un air plus concerné.

- C'était Christopher, a déclaré mon père en reposant le téléphone sur son socle. Ils ne savent pas s'ils pourront arriver ce soir, les routes sont très enneigées, et ça recommence à tomber.

- J'espère qu'il ne va rien leur arriver, a prié ma grand mère.

Mon père s'est soudain figé. Il fixait quelque chose. Ou plutôt quelqu'un parmi nous. J'ai compris qui c'était en remarquant l'air soudain coupable de Liam.

- Qui t'a autorisé à boire ça, dis donc?

Son ton ne trahissait pas de la colère mais de la surprise.

- J'aurais du te demander, désolé. Je me suis servi tout à l'heure.

Liam a baissé les yeux.

- Tu n'as pas l'âge légal pour boire, Liam, a dit mon père. Je dois donner mon autorisation, normalement.

- Et... a commencé mon frère.

- Regardez, il neige ! l'a interrompu Evie, ma cousine âgée de six ans.

Elle sautillait sur place, le nez collé à la baie vitrée. Son enthousiasme a coupé court à l'explication que mon père entretenait avec Liam. J'ai oublié ma sensation de malaise - après tout, c'était moi qui lui avait servi le verre - pour regarder par la fenêtre.

D'épais flocons descendaient d'un ciel sombre mais chargé de nuages, et venaient s'écraser au sol, en amalgames de poudre blanche. Ils illuminaient cette ville plongée dans le noir, éclairée seulement par les lumières émanant des maisons animées par la joie des retrouvailles familiales. Malgré l'air glacial, l'ambiance chaleureuse de Thanksgiving nous réchauffait.

Les yeux perdus dans les milliers de flocons qui inondaient de blanc la pelouse verte du jardin, j'ai pensé à Meryem. Partagions-nous ce même spectacle, sans savoir où se retrouver dans cette petite ville?

Ephemeral BlueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant