Chapitre 8 : Retour au Hall de Fer

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Historiquement, le Duché Desfers siège plus souvent sur le trône que tous les autres. Farouches guerriers empreint de la culture de la guerre, les plus jeunes enfants sont entraînés très tôt pour devenir des combattants craints dans l'intégralité du royaume. Une guerre contre Desfers est inenvisageable, tant l'issue de ce conflit est incertaine pour qui s'y oppose.
    Desmoulins, moins belliqueux, siège quant à elle plus souvent au magistère des enchanteurs, préférant les livres et le savoir plutôt que les armes. Leur dicton le disait, « Le savoir est la plus grande des armes, donnant au plus faible la force d'occire le plus fort. »

Les Duchés Brunois,
Karin Descoals, Enchanteur 6ème rang,
Ordre de l'Académie

    Le conseil parlementaire avait été requis par Desmoulins.
L'ancien Duc Descoals, dépossédé de sa fortune et poussé sur les routes avait trouvé refuge auprès du seigneur Férik Desmoulins, dans sa capitale à Port-Pierre. Sa femme Adriana avait été assassinée sous ses yeux, racontait-on. Et sa fille, violée, avait ensuite été pendue sur les murailles du château à Sombre-Pierre pour qu'on admirât la fin d'une famille.
Férik Desmoulins mobilisait ses troupes d'apparats. Le signe évident des hostilités était lancé. Les relations ducales se dégradaient.
    La nouvelle renversa brusquement la tranquillité du Hall et bientôt tout Havre-Pierre en parla, diffusant l'information dans l'intégralité du royaume, dans les auberges et les pubs, sur les marchés et les routes royales. Les caravanes voyageant de cités en cités participaient à la diffusion de l'information et pourtant le haut-roi lui-même se refusait à la réalité de sa condition.
    Condition qui poursuivait son œuvre malgré tout.
—Pourquoi Desbois refuse-t-il de nous fournir du chêne pour nos machines de guerre ? hurlait-il le matin. Pourquoi Desglass ne souffle-t-il pas suffisamment de verre ? poursuivait-il le soir.
    Chaque phrase était susceptible de déclencher un conflit parmi les Duchés. Un jour, il ôtait les impôts, le suivant il les imposait avec une inflation impossible à assumer pour ses sujets. Mais le haut-roi s'en moquait. Il plongeait dans une rage meurtrière. Une telle rage qu'il commençait à rassembler ses armées, affûtant ses épées.
—Descoals veut s'amuser ? Descoals veut me défier ? Desmoulins veut sortir les griffes ? Nul besoin des armées des huit, seule la mienne sera suffisante !
    Le Hall de Fer était en ébullition, ses Prodiges confus. Seul Lionel pavanait dans les couloirs, vêtu de son armure d'acier son épée sanglée dans le dos. Il plaisantait parfois avec Mint, un des gardes qui portait un tire-feu particulièrement discret, sanglé à sa cuisse gauche.
    La nervosité grimpait en flèche mais Elkir n'en montrait rien. Si elle était du même Duché que Julken, elle n'en tirait aucun bénéfice, si ce n'étaient de nouveaux commentaires durant les séances d'entraînements. Il s'y invitait de plus en plus, testant les compétences de chacun, la rapidité des autres. Croiser le fer l'extasiait. Elkir était sa candidate favorite. Quand elle était blessée, déséquilibrée, il poursuivait jusqu'à ce que le maître d'armes l'arrête en supplications. Il hurlait en réponse que seul un Desfers siégerait, et qu'il prendrait l'entraînement d'Elkir personnellement en charge.
    Ses bras lui faisaient mal, recouverts de bleus et de plaies à divers stades de cicatrisation. Elle savait bien qu'aucun conseil parlementaire n'avait été convoqué dans toute l'histoire de Terre-Brune, que cela rajoutait de la tension, de l'amertume dans sa bouche. Si le conseil accusait de trahison le haut-roi, le Conclave qui en résulterait serait entaché, sali à jamais, souillé par la déchéance et la folie de leur souverain. De son oncle.
    La jeune Prodige en avait des hauts le cœur en y pensant. Chaque petit-déjeuner était une épreuve, chaque matinée un cauchemar.
    Les armées Desfers furent mobilisées quelques jours plus tard, par corbeaux. Les couloirs du Hall étaient les lieux favoris pour raconter, murmurer, spéculer sur l'arrivée des soldats. La cour du roi chuchotait. Les domestiques s'effaçaient plus que de coutume dans les ombres ; une guerre civile semblait se préparer, glaçant le sang d'Elkir.
Noham ne se présentait toujours pas aux portes d'Havre-Pierre. Son absence se faisait remarquer.
—Evidemment que le fils est à Port-Pierre, ragea le haut-roi le deuxième jour durant l'entraînement de sa nièce, un lâche !
—Noham est un excellent adversaire, osa contredire Elkir.
    Ils étaient seuls dans la salle. Elle était essoufflée, sa main gauche était douloureuse, du sang coulant de son avant-bras, épais. La jeune Prodige allait devoir se rendre de nouveau à l'infirmerie pour être recousue ; les yeux du souverain lançaient des éclairs noirs.
— Tu dois le tuer en premier, gronda le souverain.
    D'un moulinet, il fit siffler la lame, menaçant.
—Tu dois le tuer sans hésiter une seule seconde, le transpercer de ton épée d'un coup d'un seul, sans lui laisser le temps de réfléchir. Car lui, il n'hésitera pas, Elkir. Pas une seule seconde. Il va te tuer, si tu ne le tue pas la première. Maintenant, en garde !
    Il attaqua.
    Vif, sans tenter de la ménager.
Il désirait faire d'elle le combattant le plus aguerri de tous, discriminant les autres Prodiges dans ses conseils.
—Tu es de mon sang, Elkir, et seul un Desfers peut siéger, alors plus fort ! Essaie un peu !
    Elle tentait, évidemment, galvanisée par l'agacement. Mais à quoi bon ? Il était le souverain, le haut-roi des huit. Cependant, alors que Julken Desfers s'extasiait, son attention vacilla le temps d'un battement de cœur. Elle en profita pour pointer sa lame qui transperça un peu de chair à l'épaule. Il poussa un juron entre ses dents serrées, gronda puis recula en dégageant la lame d'Elkir avant de la gifler durement.
    Elle ne poussa pas un son, sachant que cela ne ferait que contribuer à son humiliation.
—Bien joué, dit-il en reprenant ses attaques.
Il la poussait dans ses derniers retranchements pour en faire d'elle la seule candidate au Conclave capable de se défaire de ses adversaires avec aisance. Il voulait s'assurer de la victoire d'Elkir, de sa victoire par procuration.
    Elkir esquiva un coup, pivota sur ses talons, frappa de sa lame à plusieurs reprises sur celle de Julken mais sans parvenir à briser sa défense. Il souriait de toutes ses dents, amusé de la voir peiner. Il redoubla la force de ses offensives, coup droit, revers, parade, avant de la désarmer d'un moulinet du poignet et de la gifler durement.
—La prochaine fois, tu me désarmeras en première, grinça-t-il.
    Elle fut seule l'instant d'après, sa paume pressée contre sa joue rouge et en feu, trop abasourdie pour pleurer et trop secouée pour se rendre compte qu'elle avait perdu le combat.
—Eh bien, on s'entraîne ? intervint une voix.
    Elkir détestait cette voix, elle l'exécrait à un point innommable.
    Lionel pénétra dans la pièce, la commissure des lèvres légèrement relevée dans un simulacre de sourire. Elle saignait toujours mais faisait comme si cela était bénin malgré la sourde douleur qui remontait le long de ses nerfs.
—Tu sais pertinemment qu'il est inutile de poursuivre ces efforts, intervint le Prodige Descoals, je vais gagner. J'ai bien plus d'expérience que vous tous, ici.
—Cesses donc de te vanter de choses absurdes, dit-elle en lui tournant le dos pour ranger son épée sur le mur de la salle d'entraînement. Tu n'es rien d'autre qu'un usurpateur.
—Mon père est à la tête du Duché, répliqua Lionel.
—Cela ne fait pas de toi un Prodige.
    Elle souriait, désormais, repoussant la douleur de sa plaie le plus loin possible de sa conscience.
—Ici, nous avons vécu ensemble, nous avons traversé les épreuves que Julken nous a imposées. Nous avons voyagé ensemble, nous avons combattu épaule contre épaule. Toi, tu as vécu dans ton Duché sans en sortir avant maintenant, tu as été retenu prisonnier, traîné ici pour un simulacre de justice et tu as pris la place qui revenait de droit à Varän.
—Varän était un idiot. Le haut-roi a rendu justice au combat de mon père et fait de lui le Duc Descoals. Les têtes couronnées tombent et poussent, l'histoire de Terre-Brune en est plein. Je vais bientôt être couronné, je vais gagner ce Conclave. Vous êtes à peine des adultes. Vous êtes à peine des guerriers, ou même des soldats.
    « Je me suis battu pour l'honneur de ma famille, j'ai brandi mon épée dans des champs de bataille. Vous, qu'avez-vous fait ? Rien, si ce n'est obéir au roi dans le matage de petites rebellions dans le sud, ma rébellion, ou contrer des raids de sauvages au-delà du désert. Rien, en somme, aucun hauts faits.
—Nous nous battons pour notre Duché.
—Tu es très drôle, Desfers. De tous les Prodiges, tu es la seule qui se bat pour la succession de ta famille sur le trône, suivre ton oncle. Ils veulent tous te tuer en première.
    Elle serra les poings. Elkir devait aller à l'infirmerie, se faire coudre la plaie. Ecouter ces inepties commençaient à la rendre nerveuse, colérique, et elle savait que dans ces instants, elle ressemblait au souverain.
—Dégage.
    La jeune Prodige le repoussa, fila dans le couloir, le laissant rire aux éclats dans la salle d'entraînement tout son soûl.
    Le rire de Lionel sembla la suivre dans sa fuite.

    Il refusait de regarder ce que contenait le paquet, voire de le tenir dans ses mains tant la rencontre avec sa famille lui laissait le goût de l'amertume dans la bouche. Noham ne parvenait pas à comprendre comment sa sœur, Sarah, puisse être en contact avec des personnes à Havre-Pierre, qu'elle l'avait fait traverser une partie de Terre-Brune pour faire de lui son coursier personnel.
    Le trajet du retour fut court ; il n'y avait personne à qui parler car Maître Ekko se montra clair le lendemain matin : il restait, les enchanteurs de Port-Pierre avaient entendus que de gigantesques ruines avaient été découvertes au nord. Ainsi, ses nuits se résumaient à quelques heures couché sur le dos, l'oreille tendue sur les moindres bruits suspects et seul.
Les habitants de Terre-Brune semblaient se préparer aux Brûlantes, rassemblant les bêtes pour les installer dans les étables, quittant les champs moissonnés et chargeant les charrettes de foin ou de fruits en embauchant à tour de bras pour ne pas se faire surprendre par les premières pluies. A mesure que l'automne avançait, le danger se précisait.
    Enfant, Noham adorait la saison des Brûlantes et ses longues semaines passées entre les murs du manoir de son père, à lire sans s'arrêter toute une journée, à regarder la pluie tapoter les vitres de la bibliothèque. Il se rappelait un jeu durant lequel Sarah et lui choisissaient une goutte de pluie pour faire la course sur le carreau de verre. En observant la route royale se gonfler de voyageurs, quittant les campagnes peu protégées en direction des Pierres, son enfance refaisait surface dans son esprit.
    Sarah.
    Elle s'était métamorphosée, tout comme ses frères qui n'étaient plus que des inconnus. Ou son père, empressé de justifier ses choix, ou sa mère, seule dans sa tour à bidouiller d'étranges legs antiques. Il secoua la tête, serra les mains sur les rênes de Tempête.
—Toi, au moins, tu ne me laisseras jamais tomber, pas vrai ?
    L'étalon coucha les oreilles en arrière, partant du trot au galop sur la légère impulsion de ses talons.
    Il fila, rapide comme le vent. Noham, couché sur son encolure, se plongea tout entier dans cette soudaine liberté de mouvement. Tempête adorait prendre de la vitesse sur de courtes distances, juste pour s'amuser, juste pour hennir et frapper le sol de ses sabots, exprimant son contentement. Un rire grandit dans sa poitrine, remontant dans sa gorge pour jaillir en un flot joyeux. Il en oublia le Hall de Fer, Selve, le Conclave et la triste monotonie sanglante de son quotidien le temps d'un galop.
    Noham ria à ventre déboutonné, jusqu'à ce qu'il eût mal au ventre et que les voyageurs de la route royale, agacés par son comportement, détournèrent le regard. Il se reprit, pensant au paquet dans son sac de voyage accroché à la selle de Tempête et se referma d'un coup d'un seul.
    Havre-Pierre ne fut en vue qu'après avoir dépassé les Ruines Interdites. Plus d'un mois s'était évaporé depuis son départ et Noham n'avait pas éprouvé le passage du temps comme il aurait aimé que ce le soit.
    Havre-Pierre était la cité la plus grande et la plus moderne du royaume, offrant dans son sous-sol de quoi loger le double de la population en surface. Les employés royaux réparaient les moulins à électricité, les gardes filtraient les entrées. En parvenant aux portes est, les Portes des Etranglés, Noham évita les Creuseurs.
    Difformes. Silencieux. Echarpes autour des cous, turbans sur les cheveux, gants, longues robes : les membres étranges dont ils étaient porteurs étaient habilement cachés sous des couches de vêtements ou de cuir, tentant de prendre une apparence la plus normale possible, la plus acceptable aux yeux des citoyens. Noham ne put empêcher sa curiosité de survoler le groupe chargé de chevaux et de charriots ; ils venaient toujours durant les Brûlantes pour vendre à l'Académie les plus précieux legs récoltés durant l'été. Bien que Noham fut habitué à voir les corps tordus ou les visages dissimulés sous des écharpes ou des masques, inexorablement ses yeux étaient attirés. Il les détourna rapidement, sachant pertinemment que son regard était tout aussi gênant pour eux que pour lui.
    Il entra dans la ville sans se faire inquiéter. Le Hall de Fer était le bâtiment le plus haut, écrasant le reste de la cité dans sa majesté et son architecture simple, rectangulaire et monotonement grise. Seule l'Académie pouvait rivaliser en taille mais les murs du Hall, antiques, dégageaient une puissance telle que le regard ne pouvait qu'être attiré par la bâtisse de béton.
    La nouvelle du conseil parlementaire lui parvint rapidement. On ne faisait qu'en parler dans les rues de la capitale, et quand il entra dans l'écurie du Hall après avoir évité de justesse le tramway de la station Le Chêne, Selve lui lança un regard placide, transparent.
    Noham installa Tempête dans son box.
—Que se passe-t-il ? demanda le jeune homme d'une voix étranglée.
    Selve ne répondit rien, hormis un soupir accompagné d'un hochement de tête désolé.
    Il tenta bien, par son approche physique et son regard, d'attirer l'attention du palefrenier mais ce fut en vain.
—Selve ?
—Vous devriez monter, seigneur Prodige, répondit ce dernier en brossant Tempête et s'affairant à lui donner des soins.
—Que ..., s'étrangla Noham.
    Selve ?
    Que se passait-il ? Avait-il reçu des menaces d'Elkir ? Il serra les dents, frustré. Ses yeux se remplirent de larmes mais Noham n'en montra rien ; il ne devait pas se laisser distraire par ses propres émotions.
—Palefrenier, cracha-t-il sous la colère, est-ce vraie cette histoire de conseil parlementaire ?
    Ce fut au tour de Selve d'arquer un sourcil surpris. Ah, on veut jouer ? On veut faire semblant de se parler selon la bienséance de nos rangs respectifs ? Jouons, Selve, jouons. Tu vas perdre.
—Noham...
- Ah, j'ai un prénom !
    La colère enflait, alimentée par l'incompréhension. Son monde était en train de s'écrouler, le conseil parlementaire avait été requis par deux Duchés – dont le sien ! dont son père ! – et Selve, l'homme qui partageait ses nuits et ses passions fuyait son regard, son attention, ses questions. Son monde s'écroulait et Selve devait l'aider à le tenir.
—Répond à mes questions, ordonna-t-il. Je ne suis pas venu pour jouer, encore moins pour perdre. Je suis un Prodige.
—De tous les autres, je pensais que tu étais différent, répliqua le palefrenier au visage mangé par la barbe noire. Oui, le conseil parlementaire a été demandé par ton père. Ton père, Noham. Tu es la cause de ce joyeux bordel. Tu...
    La colère de Selve sembla s'évaporer lorsque leurs regards se croisèrent.
—Pourquoi me parles-tu de la sorte, Selve ? Pourquoi ces titres ? Et ces accusations ? Tu crois que je sais quelque chose que les autres ignorent ?
    Selve baissa les yeux. Un homme aussi massif que lui, baisser les yeux ?
—Vous devriez rentrer, monseigneur, conclut le palefrenier en retournant à ses activités.
    Noham se saisit de ses affaires, non sans oublier le paquet que sa sœur lui avait remis avant de pivoter sur ses talons.
    Avant de quitter les écuries, il lança :
—Au revoir, Selve.
    N'obtenant aucune réponse, il s'en alla.
    ∞
    Le Hall de Fer était en ébullition, en résonnance avec ce que ressentait Noham.
    Elkir avait raison, ils n'avaient rien à faire ensemble et, à présent qu'il parcourait les couloirs d'un pas vif, il tentait de se reprendre, de ne pas laisser ses émotions transparaître. Difficile tâche lorsque l'image de Selve restait imprimée dans son crâne, que la chaleur de ses bras lui manquait terriblement. Il secoua la tête.
    Pas maintenant.
    Pas maintenant...
    Il avait une destination bien précise. Noham grimpa les escaliers, salua les gardes royaux d'un hochement de tête sans pouvoir se retenir de poser les yeux sur les tires-feu attachés à leur ceinture, luisants, métalliques et noirs. Les couloirs, éclairés par intermittence par des torches puis des ampoules électriques à mesure qu'il se rapprochait des dortoirs des Prodiges, se remplissaient du personnel de l'administration. La peine sourdait dans sa poitrine, il résistait de son mieux à ce nœud d'émotions qui accaparait ses pensées.
    Le conseil parlementaire était une instance politique qui n'avait jamais été requise par les Ducs. Jamais, car son issue était incertaine, mais également parce que cela remettait en question la souveraineté du Conclave.
    L'appréhension grandissait. Après avoir déposé ses affaires dans sa cellule, non sans oublier de dissimuler le paquet de Sarah sous son lit faute d'avoir trouvé mieux sur le moment, il franchit les portes de la salle du trône. Il découvrit qu'il était attendu. Les Prodiges alignés le long du mur de droite, dos à la fenêtre et mains croisées dans le dos, tous dans leurs tenues noires en cuir, l'observaient à la dérobée. Ils étaient présentables, tandis qu'il était encore recouvert de la poussière de son voyage et de boue. Le jeune homme n'osa pas lever le regard sur le roi, Julken, fièrement installé dans son trône sculpté. Le plafond rayonnait, la lumière du soleil accrochant les lames suspendues, rappelant à Noham le long passé de Terre-Brune.
    Il imita ses semblables, croisa ses mains dans le dos et attendit dans le silence.
    Julken Desfers, muet, promenait son regard sur la salle du Hall de Fer, impassible. Or, dans l'agitation de ses mains, l'observateur avisé remarquerait le combat interne qui se déroulait. Drinskar était présent, dans son armure de plaque et de plastic, les yeux sombres. Ils attendaient tous, bien que Noham ignorât quoi exactement.
    Lionel était le plus proche du roi, puis venait Elkir. Le jeune homme chercha son attention par de petits coups d'œil mais sans succès. Il renonça.
    L'attente fut brisée lorsque la double porte de la salle du trône s'ouvrit sur une procession d'hommes en bures grises, la capuche relevée sur les crânes. Ils se tenaient voûtés, les mains devant, dissimulées sous les longues et larges manches de leurs habits d'enchanteurs. Le plus vieux et sans doute le plus sage s'avança, un parchemin tremblant dans les mains.
—Haut-roi Desfers, entonna-t-il d'une voix étonnamment forte pour un homme aussi gringalet, le conseil parlementaire se réunira ce soir, sous l'égide du Duc Descoals et Desmoulins. Vous êtes accusés de folie et de trahison.
    Le sang de Noham se glaça d'effroi. Son ... son Duché avait sommé le conseil ? Son père ? Pourquoi ne pas l'avoir prévenu lors de sa visite ? Il sentit son cœur se comprimer, puis la rage se mit à couler dans ses veines. Il avait été abusé, manipulé à Port-Pierre, autant par sa sœur que par son père.
—Sur quels motifs ? s'enquit avec douceur Julken.
—Vous avoir destitué Varän Descoals de son statut de Prodige, et de l'avoir remplacé à la suite d'un duel non conforme aux traditions brunoise par son cousin, Lionel Descoals, annonça le vieil enchanteur.
    Le haut-roi lâcha un ricanement amusé.
—Donc, c'est cela qui a fâché les mineurs et les ramasseurs de pommes ? souleva-t-il. Ha, eh bien, qu'ils se réunissent ! Maître Edmond, reprit le haut-roi, veuillez ordonner à ce que nos Ducs soient malgré tout bien accueillis, voulez-vous ? Que le conseil se tienne ce soir, et en présence de mes Prodiges !
    Noham se figea.
    Si le conseil échouait, qu'allait-il advenir de son père, et de son Duché, de sa sœur, de ses frères, de sa mère ? Il eut soudainement très mal au ventre, comme s'il venait de recevoir un uppercut en plein dans l'estomac. Elkir, un peu plus loin, se pencha vers lui.
    Elle ne souriait pas.
    Elle était abasourdie, comme lui. Elle se refusa à montrer toute émotion. Ils durent reprendre les activités journalières, laissant les Prodiges éberlués face à la nouvelle.
    Son corps refusait de bouger, de se mettre en action. Bloqué, il regardait ses mains, tête baissée, honteux de son nom et de son Duché. Pourquoi avoir demandé le conseil ? Les Ducs faisaient sans doute route vers le Hall de Fer, et le haut-roi riait dans les couloirs avec ses gardes et Lionel Descoals.
    Son sang ne fit qu'un tour dans ses veines. Il avait envie de tirer son épée et de tuer de sang-froid son père, lui trancher la tête et l'apporter au haut-roi pour demander son pardon. Il était souillé à présent, lui qui devait faire honneur à sa maison. Le jeune Prodige ne pensait pas un jour ressentir une telle tempête d'émotion.
    Tout Havre-Pierre en parlait. Dans les rues, dans les magasins, dans les pubs et les auberges, aux stations de tramway, dans les usines lors des pauses ou aux repas. Le conseil parlementaire était sommé, il allait se dérouler au Hall de Fer ; personne ne savait ce qui allait se dérouler. Néanmoins, tous s'accordaient à dire que cela porterait malchance au Conclave.
    L'élimination de Varän avait déjà fait couler beaucoup d'encre dans les journaux de la ville, mais le conseil allait déclencher une avalanche de papiers et de mots. Noham revint vers son dortoir, assommé, tel un automate, abasourdi et la tête vide.
    Son père le Duc et le père de Varän s'étaient donc alliés pour sommer le conseil. Tenter de destituer le haut-roi n'était pas une mince affaire, mais s'ils échouaient... que se passerait-il ? Nul doute que Julken Desfers se lancerait dans une campagne militaire vengeresse ; nul doute qu'il serait envoyé contre son propre Duché pour tester sa loyauté.
    En pénétrant dans son dortoir, Noham se figea, pétrifié de stupeur.
    Une femme se tenait dans la pénombre de la journée touchant à sa fin. Elle rabattit sa capuche, dévoilant un visage carré, les cheveux courts, un rictus dédaigneux aux lèvres.
—Je suis Manon. Tu as un paquet qui me revient.

L'Héritage des Antiques T1 : Le ConclaveOù les histoires vivent. Découvrez maintenant