1] Couleur Grise

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A15 regarde son reflet trouble dans la porte en métal. Elle remet une mèche de ses cheveux derrière son oreille et rajuste du mieux qu'elle peut la combinaison grise et usée qui couvre son corps, trop étroite pour elle. Depuis deux ans, elle n'a cessé de prendre du poids, pour une raison qu'elle ignore elle-même, et elle se demande souvent si Lui préfère les femmes minces ou rondes.
De ce qu'elle a pu voir lors des centaines de commandes qu'elle a aidé à préparer, les goûts en matières de corps sont absolument différents d'un acheteur à l'autre, allant souvent jusqu'à l'immonde. Certains préfèrent les femmes amputées des deux jambes, d'autres les corps si refaits que le plastique est plus présent que la chair. D'autres encore aiment les corps si squelettiques que c'est à se demander si la marchandise survit jusqu'à réception du colis, et enfin, certains aiment les corps en obésité telle que porter le colis jusqu'au camion nécessite une quinzaine d'hommes.

Pourtant, Lui ne parle jamais de ses goûts ni de ses préférences. Il n'y fait jamais allusion, pas la moindre, alors A15 n'a vraiment aucune idée de la façon dont il la regarde. Est-il tout à fait insensible, ou est-il attiré par elle, ne serait-ce qu'un peu? Comparé à toutes les femmes qu'elle a pu voir soigneusement préparées dans ces boîtes pour les expédier aux quatre coins de l'Europe, A15 ne peut s'empêcher de se trouver tout à fait banale, elle qui n'a ni handicap, ni étrangeté, ni bouche en plastique, ni capacités sexuelles extra-ordinaires.

Soudain, la porte en métal de la petite cellule s'ouvre, la sortant de ses pensées. Son reflet flou laisse place à Lui, égal à lui même, vêtu de noir, les yeux gris - le seul gris qu'elle aime voir, elle qui vit dans cet univers grisâtre, où cette couleur est omniprésente -, les cheveux blonds et une barbe parfaitement taillée de la même couleur de blés.
Il la regarde quelques secondes, tandis qu'elle est assise en tailleur sur le sol bétonné, au milieu de cette minuscule pièce sans fenêtre, avec seulement un matelas jauni à même le sol, une couverte rugueuse, deux bouteilles d'eau dont l'une à moitié vide et un seau en métal sentant l'urine.

-Allez dépêche, tu as une commande importante à préparer aujourd'hui.

Son ton n'est pas froid, ni menaçant. Il est neutre, comme toujours. Et A15 ne peut s'empêcher de penser cette neutralité comme de la gentillesse, tant les hommes ici ne sont que cruauté.

Le protocole exige normalement qu'il menotte ses chevilles, afin qu'elle ne puisse tenter aucune fuite dès lors qu'elle quitte sa cellule, ne pouvant faire que de petits pas par petits pas. Pourtant, Lui n'a jamais fait cela avec elle. Il sait qu'elle ne tentera rien, et de toute façon l'Usine est bien trop gardée pour qu'elle réussisse à partir de ces lieux sans son accord.
Il avance donc rapidement dans le long corridor des cellules et elle le suit en trottinant, silencieuse et docile.
Derrière toutes ces portes identique à la sienne, à l'exception des étiquettes dessus - B36, A49, C12, ... -d'autres jeunes filles, comme elle. Trop jeunes pour être vendues.
Mais A15 est différente: c'est la plus âgée. Elle va avoir dix-huit ans dans quelques semaines à peine. C'est l'une des rares à avoir grandi ici mais à ne toujours pas voir été expédiée loin, chez un propriétaire cruel ou pervers.
En règles générales, les filles qui naissent ici sont mises en ventes vers quinze ou seize ans si elles ont eu leur puberté et leurs règles. Mais A15, elle, n'a toujours pas saigné. Malgré tout, cela ne la sauvera pas éternellement, car menstruations ou non, une fois sa majorité atteinte elle sera mise en vente à son tour, et cela la terrifie plus que tout au monde. Le compte à rebours tourne...










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Celle qui n'a pas de nomOù les histoires vivent. Découvrez maintenant