4] Poupée et liberté

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A15 suit Lui jusqu'au couloir des cellules. Il s'arrête devant la sienne et la laisse y entrer. Au moment de passer devant Lui, elle s'arrête et relève les yeux vers les siens, de ce gris si profond.

-Tu... restes un peu avec moi?
-J'ai du travail A15.

Elle ne cache pas sa déception et baisse de nouveau la tête en entrant tout au fond de sa minuscule cellule et se laisse tomber assise sur son matelas jauni tandis que Lui referme la porte derrière elle.

Elle regarde ses pieds nus et ses orteils gigotés en soupirant.
Il était si proche d'elle avant. Il venait très souvent lui rendre visite. Toujours. Mais depuis un an, son attitude a changé. Il garde ses distances, ne vient plus la voir que pour les choses importantes. La complicité et la « relation » qu'ils entretenaient semble avoir tout à fait disparue depuis l'anniversaire de ses dix-sept ans. Cette fois-ci, il lui avait offert un carnet de dessin, un crayon de papier, et une boîte de pastels. Les distractions sont interdites pour les filles, même celles qui y passent toute leur enfance dans l'Usine, car considérées comme inutiles. Les crayons et les stylos le sont d'autant plus, car ils peuvent servir d'arme.
Pourtant, c'est ce qu'il lui a offert. Jusqu'ici, elle dessinait avec des restes de sa nourriture ou de la saleté sur les murs de sa cellule. Bien-sûr il l'a remarqué, et il a voulu lui donner de meilleurs possibilités pour tracer ce qu'elle souhaitait. Une illusion de liberté...
Depuis ce jour, Lui a changé, et elle ne sait pas pourquoi, ni quoi faire. Elle sera bientôt vendue, alors il est sans doute trop tard pour que tout redevienne comme avant, et de toute façon, cela ne servirait pas à grand chose.
Il lui reste cinquante-quatre jours. Cinquante-quatre jours, et tout ce qu'elle a connu sera du passé. Peut-être vivra t'elle encore très longtemps et sera l'esclave sexuelle d'un vieux pervers abominable. Peut-être mourra t'elle presque immédiatement après être sortie de sa caisse, assassinée par un psychopathe en soif de sang.
Elle ne reverra jamais Lui. Et il l'oubliera bien vite.
Pourtant, elle ne peut s'empêcher de penser qu'ils ont beaucoup en commun. Lui est ici parce que son père en était le parrain. Elle est ici parce que sa mère était un objet. Ni l'un ni l'autre n'a choisi son destin. Elle ne connaît pas son prénom à Lui, et elle n'en a pas du tout.
Pourtant, aucun de ces points communs n'est suffisant. Il ne ressent rien pour elle, pas même de l'amitié. Elle est sa marchandise, et elle n'a jamais été rien d'autre.
Elle saisit la poupée sur sa couverture, celle qu'il lui avait offert pour ses sept ans, son premier cadeau, et elle la balance de toutes ses forces contre le mur, les joues dégoulinantes de larmes. Les présents l'ont amadouée, elle est toujours restée sage et obéissante, mais cela n'a servi qu'à mieux la mener vers sa propre perte. Elle va avoir dix-huit ans, et c'est tout ce qu'elle aura eu dans sa vie: du béton, du gris, et quelques cadeaux absurdes.
A15 a toujours été enfermée. Dans l'Usine, dans sa cellule, dans son amour pour cet homme qui est son geôlier et dans son espoir que les choses changent. Même ses vêtements sont trop étroits.
Elle se regarde dans la porte en métal. Elle ne supporte pas son reflet. En larmes, emplie de rage, elle arrache cette combinaison de son corps, déchire le tissu, retire tout de sa peau. Son corps est alors libre, nu, sa chair peut respirer, sa peau, son gras, ses muscles...
Elle essuie ses yeux, ramasse la poupée, l'embrasse sur le front en murmurant qu'elle est désolée, et va s'allonger en boule sur son lit, le corps un tout petit peu plus libre qu'il l'était... mais toujours aussi seule et enfermée.

Celle qui n'a pas de nomOù les histoires vivent. Découvrez maintenant