14] Compte à rebours

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A15 est sidérée, choquée, dépitée.
Lui.
C'est donc Lui qui l'a achetée?
Elle n'y croit pas. Cela ne peut pas être vrai, cela ne peut pas être possible.

Muette, agenouillée devant la cheminée, elle le fixe, la bouche entrouverte, et les larmes déjà évaporées par les flammes.

Lui s'approche.

-Tu ne dis rien? Je pensais que tu serais heureuse de me revoir... dit-il d'une voix douce et rassurante.

A15 parvient enfin à retrouver l'usage de la parole:

-Pour... pourquoi?
-Oh... tu veux sans doute parler de tout ceci...

Il lui tend la main, elle la regarde, hésite mais y glisse la sienne et se relève.

-Tu es magnifique dans cette tenue.

A15 a l'impression de rougir. Elle baisse les yeux, et retire sa mal de la sienne, intimidée.

-Assieds-toi, fait-il en désignant l'un des fauteuils.

Elle obéit et Lui s'assoit dans l'autre, avant de prendre une expression grave.

-Je ne t'aurais jamais laissé être vendue.
-Mais... pourquoi ne pas me l'avoir dit?!
-Je ne pouvais pas me permettre de pendre le moindre risque. Que tu ignores la vérité était notre meilleure chance. Bien que je sois le chef du réseau depuis la mort de mon père, tout repose sur un équilibre fragile et il est absolument impossible que mes hommes apprennent que j'ai empêché ta vente. J'ai tout fait dans les règles, et ils te pensent maintenant en Amérique du Nord.
-... Où sommes nous?
-Dans les montagnes suisses. Dans une de mes propriétés. Tu es en sécurité ici.

La Suisse... A15 se souvient avoir lu des choses sur ce pays et pense savoir le situer à peu près sur une carte. Mais la géographie ne lui a jamais servi à quoi que ce soit dans sa cellule, alors elle n'en a que des vagues notions.

Finalement, elle pose enfin la question qui lui brûle les lèvres:

-Pourquoi avez vous fait ça pour moi?

Il hausse les épaules, regarde un instant le feu.

-J'ai l'impression de te connaître depuis toujours. Je t'ai vue grandir. Nous avons passé tant de temps à discuter. Je t'ai raconté ce qu'était le monde, et toi tu écoutais. Ce temps passé avec toi était toujours si apaisant...
-Alors pourquoi avez vous presque cessé de venir me voir depuis mon dernier anniversaire? J'attendais désespérément chaque jour votre visite et vous ne veniez plus...
-Parce que j'ai réalisé que ta vente approchait fatalement, et je voulais tout faire pour me détacher de toi. Mais cela n'a pas suffit... Et je n'ai pas réussi à te laisser emmener. Je ne pouvais pas accepter cette fin. Tout ceci est un business, et mon père m'a toujours dit de ne jamais envisager les marchandises comme des humains. Il est évident que ça a été mon erreur: te voir comme une personne, et pas seulement comme un objet.

A15 baisse les yeux et regarde ses mains qu'elle triture. Est-il en train de lui avouer qu'il s'est attaché à elle comme un frère à une sœur, comme un ami... ou bien comme davantage? Elle n'est pas certaine de vouloir connaître la réponse.
Il poursuit:

-J'ai tout fait pour reculer ta vente. Quand j'ai vu que ton corps changeait, j'ai fait en sorte que ta puberté n'arrive pas à son apogée.

A15 redresse la tête, les sourcils froncés d'incompréhension.

-Que voulez vous dire?
-Depuis cinq ans, je te fais prendre une contraception orale. Chaque jour, dans ta nourriture. La pilule ainsi en continue t'empêche d'avoir tes règles.

A15 tombe des nus. Elle qui redoutait chaque jour depuis des années de voir du sang entre ses cuisses, elle réalise soudain que cet affolement était inutile, et son corps contrôlé directement malgré elle de l'intérieur.

-Tu aurais été vendue à treize ans... Je ne pouvais pas laisser faire ça. J'ai fait en sorte que tu gagnes du temps. Que nous gagnons du temps. Mais ta majorité, elle, je ne pouvais pas l'empêcher.
-Pourtant... il me restait encore plusieurs semaines.
-Je sais. Mais quand tu t'es présentée à moi entièrement nue, sans la moindre peur dans le regard, à me fixer comme tu le faisais... Je ne sais pas ce qui m'a pris, mais je ne voulais pas te voir rester un seul jour de plus dans cet endroit, entourée de ces hommes, et dans ces conditions. Je te voulais en sécurité, loin de l'Usine, et... toute à moi, sans plus aucun compte à rebours entre nous.

Celle qui n'a pas de nomOù les histoires vivent. Découvrez maintenant