An Unhealthy Obsession (Kisaki TetTa)

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ATTENTION cet OS peut-être dérangeant à lire pour certains, avec des imageries malsaines et parfois gores.

Je n'ai jamais su dire je t'aime.

Amis, famille, petits copains et petites copines, personne n'a jamais pu entendre ces mots sortir de ma bouche. Je ne sais pas si ce mot portait une trop grande importance, s'il était trop lourd pour dépasser mes lèvres, ou si, tout simplement, l'amour avec un grand A était un concept qui m'était étranger. Même pour de rire, même pour faire semblant, il ne me semble pas avoir prononcé dans ma vie cette toute petite phrase de rien du tout.

Je n'étais pourtant pas une sociopathe dénuée de sentiments. Je supportais, je tolérais, je m'accomodais, je faisais en sorte de ne pas m'ennuyer. Toujours entourée d'une nuée de personnes comme un berger au milieu de son troupeau, j'avais le mot juste pour faire rire, pour faire pleurer et pour galvaniser. Il me semblait que tout mon entourage m'adorait ou m'abhorrait sans juste milieu. "J'étais le petit centre chaud autour duquel se pressait toute la vie de ce monde."

J'ai essayé de dire je t'aime à mes animaux de compagnie. À mon poisson rouge. À  mon Samoyède. Au perroquet de ma mère et à la perruche de mon père. Puis aux objets inanimés, puisque, de toute façon, il n'y avait pas grande différence. Comme le poisson, le chien et les oiseaux, ma brosse à dents ne m'a pas répondu. La lampe de chevet non plus. J'éprouvais un certain malaise en prononçant cette formule mystique, mais le silence qui suivait était en quelque sorte confortant. J'évitais ce grattement dans la gorge, cette nausée en voiture, ou ce titillement désagréable dans le cerveau que m'évoquaient des sentiments réciproques.

Ça, c'était moi. Et toi, Kisaki, tu avais un problème tout autre. Enfin, je ne sais pas. Je n'ai jamais été dans ta tête, même si j'ai toujours rêvé d'être un petit mille-pattes qui se serait introduit dans tes oreilles pour sonder ton cerveau. Toi, tu n'avais pas de troupeau. Je te voyais seul à la récréation, seul à la cantine, seul en cours. Si l'expression avoir le nez plongé dans un livre était littérale, alors tu te noierais dans les abîmes de la littérature. Je me disais que toi, tu n'avais pas à réfléchir à ce problème. Puisque tu ne dirais je t'aime à personne et que personne ne te le dirait en retour. Et ça m'a quelque peu rendue triste.

Je t'ai vu comme un déchet sur la route, comme un petit rat crevé que je voulais prendre dans mes mains salvatrices pour le faire renaître. Je me suis dit que sous le délicat toucher de ma caresse, tu t'ouvrirais au monde comme un tourne-sol. J'ai donc fait mon nid petit à petit à tes côtés. J'ai déposé mes brindilles sur la chaise à côté de toi, et j'y ai ramené des objets qui brillent, des trucs clinquants, des choses que tu pourrais apprécier. Je crois que tu m'as vue comme une mine d'or à exploiter alors que c'était moi qui t'exploitais. C'était moi, le miel amer, la douce blessure, le sang étranger qui glisse dans ton sang.

Rapidement, ton nom est devenu mien. Kisaki, Tetta, Kisaki Tetta, le rat crevé qui m'appartenait parce que personne n'en voulait. J'ai voulu t'aimer parce que tu ne demanderais rien en retour ; comme un petit toutou qu'on élève au rang d'adorable divinité à fourrure, et qui ne répond que par une langue pendante et un regard brillant. J'ai terni la dorure de mon image pour toi. J'ai laissé fondre ma réputation à la chaleur étrange de cet amour malsain et cruel que je ressentais à ton égard.

Les humains qui gravitaient autour de moi me délaissèrent quand ils comprirent que je ne serai plus leur messie. Et, leur prophète perdu pour de bon, ils partirent à la recherche d'un remplaçant. J'ai ressenti une pointe de tristesse à l'idée de ne plus entendre un chahut de voix pas assez clair pour me toucher mais assez fort pour m'empêcher de penser. Quoique, en ta présence, Kisaki, tout ce que j'entendais, c'était l'affreuse voix de l'araignée poilue qui grattait le fond de mon cerveau. Elle me susurrait des mots rêches, des pensées violentes, des envies fracassantes.

Ton visage rond et pas totalement formé, tes grosses lunettes d'intello, tes cheveux gras, ton stature chétif, cet air de merde humaine... Et si j'écrasais tout ça entre mes mains célestes ? Et si mon marteau suprême fendait ton crâne en deux, et que ton cerveau explosait, et que ton sang carmin tâchait ma bouche, et qu'il avait le goût du crime ?

Le lendemain je te voyais m'attendre à l'entrée du collège. Tu me parlais un peu plus chaque jour. Tu me disais bonjour, puis comment ça va, j'inventais une réponse, tu mentais aussi, on mettait nos chaussons, et on s'asseyait à nos places. J'écoutais d'une oreille distraite tes loghorrées sur je ne sais quelle galaxie et sur la façon dont les photons sont à la fois des particules et des ondes et sur l'intrication quantique. Moi ce que j'ai toujours préféré c'était les livres, les mots doux, les mots gracieux et les mots dégueulasses, alors j'avais du mal à suivre. Mais je m'en fichais parce que je regardais tes lèvres se mouvoir comme deux amants qui s'attirent et se repoussent, comme la relation désastreuse d'un père et d'une mère.

Évidemment , j'ai voulu plus. Il n'y avait pas un humain sur Terre qui ne devait ressentir qu'une tiède affection pour moi ; j'étais l'incarnation formidable de Dieu ou les restes avariés de Satan. Ton regard nonchalant, ton air fatigué de l'école, de la vie, de tout, tout ça me donnait la gerbe. Je me suis mise à te séduire. Du papillonnement des yeux à mes doigts sur ton épaule, comme un océan paresseux embrasse la rive, j'ai creusé mon terrier dans tes cernes de mort-vivant. Tu frissonnais quand nos genoux se frôlaient. Tu balbutiais quand je rapprochais mon visage. Tu étais pris de stupeur quand j'utilisais des mots affectueux. Mon plan ineffable marchait, j'allais arracher à ses artères ton cœur dégoulinant de la sève métallique de l'amour.

Et pourtant, il y a eu Hinata Tachibana.

La sorcière, la succube, la sirène aux métamorphoses de collégienne. La médiocre rature sur ma partition. Tu l'aimais. Tu l'aimais comme je ne pourrai jamais aimer. Tu l'aimais tellement fort que j'ai voulu te supprimer. Malgré ma répulsion pour elle, je n'avais aucun droit parental sur Hinata. Toi, en revanche, j'avais fait de ton petit être mon engeance ; si j'étais faite de feu ou de lumière tu étais fait d'argile. Il était de mon devoir de te corriger.

Je l'avoue, cette fois, juste cette fois-ci, ma raison a défailli et j'ai laissé l'Emotion prendre le dessus. L'Emotion a sorti un couteau du tiroir, l'a poli, et l'a ramené dans ma chambre. Elle a contemplé la lame encore vierge dans la semi obscurité des stores. C'est elle, cette catin, cette putain d'Emotion qui m'a fait trembler de tout mon être. Il restait encore trois heures avant que je m'introduise chez Kisaki, alors j'ai écrit en détail la procédure sur une feuille de cours. Puis, comme le temps se faisait long, j'ai fermé les yeux, recroquevillée dans mon lit, le couteau et la feuille au centre de mon cocon.

Quand je me suis réveillée, j'ai d'abord vu la silhouette de ma mère dans l'ouverture de la porte. Elle avait ramené ses mains à sa bouche comme pour retenir son cri de déchirer la nuit. Puis j'ai vu la figure d'un homme planté au-dessus de mon lit qui me secouait par les épaules. Ma lettre et mon couteau avaient disparu. La pièce ne s'est pas illuminée de rouge et de bleu comme dans les films. A la place, un silence de mort, nos pas lourds dans l'escalier, la circulation nocturne, la portière d'une voiture de police qui se claque, et le moteur qui démarre.

J'ai passé les années suivantes dans un hôpital psychiatrique pour mineur. Et l'histoire, comme toujours, s'est répétée. Je suis devenu le gourou de ma prison, j'ai captivé enfants comme adultes. Mais je ne suis jamais tombée à nouveau amoureuse.

Et je crois que, grâce à moi, Kisaki est devenu une personne toute autre. Il est devenu mon enfant, mon Jésus, ma création.

THE KIDS AREN'T ALRIGHT | tkr osOù les histoires vivent. Découvrez maintenant