6-Tout ira bien

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Je serre ma petite dans mes bras tout en lui caressant ses courts cheveux bruns. Je sais qu'elle a du mal à retenir ses larmes et j'aimerais qu'elle les laisse couler. Je ne veux pas qu'elle pleure s'il elle est choisie, que les caméras la voient le visage couvert de larmes, ses lèvres trembler et ses yeux se fermer. Je veux qu'elle soit forte, même si je sais que c'est une chose presque impossible. Je sens ses bras et ses mains se resserrer autour de ma taille jusqu'à n'en avoir plus la force. Elle se recule alors et je replace une de ses mèches sombres derrière son oreille en lui demandant de sourire, en lui assurant que tout ira bien. Cela a cependant l'effet inverse :


« Pourquoi je devrai sourire alors que je vais être choisie ? Je devrai pleurer !

-Non, tu sais très bien pourquoi...

-Je ne veux pas savoir ! Ils ont pris papa, ils vont me prendre moi, et toi tu es la prochaine ! »


Ses yeux brillent de rage. A seulement quatorze ans, elle a tout compris du Capitole et de Panem. Elle ne cesse de crier qu'elle va faire changer les choses, qu'elle ne mourra pas inutilement, qu'elle veut enflammer Panem et enclencher la Révolte. Elle est folle, mais je ne peux le lui reprocher, car c'est ce que tout le monde attend ici : une étincelle qui mettra le feu aux poudres. Une raison, un appui sur lequel compter.

Elle sort en trombes et je la suis lentement à travers la forêt. Le bruit de ses pas sur la terre fraîche est à peine audible, et je me souviens qu'elle a oublié de mettre des chaussures. Je ne retourne pas les chercher car je sais qu'elle refusera de les mettre.


Je la rejoins un quart d'heure plus tard sur la place principale du District bordée d'arbres. Elle est dans son rang et discute avec une fille plus âgée. Cette-dernière fait de grands gestes brusques et son chignon se défait lentement. Elle me fait penser à ma petite, et la voir à son désavantage me perturbe. Sa coiffure est fichue maintenant. Mais elle a l'air de ne pas s'en soucier, trop prise avec ma fille. Je croise le regard noisette de celle-ci et je sens mes yeux vaciller. Je me redresse brutalement, je lui ai dit d'être forte, je dois l'être aussi. Mais le fait de la savoir dans ces rangs, alignée comme un vulgaire poulet qui attend de se faire trancher la gorge, me serre le cœur et m'emplit d'une panique sourde et terrifiante.


Et cette panique explose lorsqu'un nom retentit, un seul, prononcé par un homme hideux et cruel à l'accent exaspérant, et que ma petite ne réagit pas. Les autres s'écartent, de peur d'être contaminées. Les Pacificateurs débarquent, elle tourne la tête, son regard croise le mien, puis mon attention est détournée par un mouvement au niveau de sa main. Une autre main plus mate s'est glissée dans la sienne, y laissant un petit objet brillant. Je ne vois pas ce que c'est, mais les yeux de ma fille s'illuminent à sa vue. On l'empoigne ensuite par les bras et ses pieds nus se soulèvent. Elle vole, comme un ange, comme une morte.


Une sensation glaciale s'empare de mon corps, je sens que mes mains sont poisseuses. Je baisse la tête et me rend compte que je suis étalée sur le sol, dans une flaque d'eau. Je regarde mes mains, couvertes de terre et d'épines mortes. Je sens deux grosses larmes couler le long de mes joues. Deux bras puissants m'attrapent et me relèvent, et je m'agrippe à eux sans même connaitre leur propriétaire. Mes yeux sont bloqués sur ma petite, même si je n'arrive plus à voir son visage tellement ma vue est brouillée. Je passe le revers de ma main sur mes paupières pour essayer de l'éclaircir, mais je me retrouve face à un homme trapu, pas très grand, aux longues mèches blondes lui tombant sur les yeux. Je ne comprends pas qu'est-ce qu'il fait ici, car je ne le connais pas. Ses petits yeux de couleur bleu pastel me fixent ardemment et ses lèvres forment ces mots :


« Comment allez-vous ? Vous n'êtes-pas blessée ? »


Non, pas physiquement, mais mon cœur l'est. Il est brisé, il ne bat plus. Il n'existe plus. On m'a tout pris, le Capitole a réussi, et je sais ce qu'il attend de moi : que je me donne la mort. C'est aussi simple que ça. Mais je ne le ferais pas, pour elle, pour montrer ma résistance. Et si l'on venait pour m'exécuter, je courrais jusqu'au centre du District afin de hurler la vérité sur Panem.


« Votre fille, c'est ça ? Elle est exemplaire. Elle a une chance.

-Vous... croyez ?

-Oui, et si elle est tuée, je vous promets qu'on se souviendra d'elle.

-Oui, je pense aussi... »


Un sourire étire ses lèvres minces et il me fait tourner la tête vers l'hôtel de justice. Le moment est venu, celui de lui dire adieu. Mais je ne peux lâcher les bras de cet homme qui m'a relevée. Il m'a aidée, mais je crois que j'ai encore besoin de lui. Juste pour le trajet. Alors nous nous avançons lentement, tandis que je répète cette phrase en boucle dans ma tête : « Tout ira bien. »

Le Jour DécisifOù les histoires vivent. Découvrez maintenant