18-Une année de plus

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La vie est dure ces temps-ci. Le temps est maussade, l'air est pollué, et les réserves s'appauvrissent. Pour couronner le tout, la Moisson approche. Chaque année, il m'est impossible de dormir cette nuit-là. Je ne prends même plus la peine de m'allonger dans le lit. Je préfère m'occuper en cuisinant pour le lendemain, en faisant du ménage (ce qui est totalement inutile, la poussière étant toujours présente dans le district Trois à cause des rejets des usines) ou bien en réfléchissant à un nouveau projet.

Cette nuit-là est souvent la plus longue de l'année. Quelques fois, mon mari m'accompagne dans l'insomnie, mais il est souvent exténué par son travail et s'endort tout de même. Parfois la tête sur mes genoux alors que je tente de lire un livre. J'ai dans ces moments l'impression d'avoir quatre enfants à la maison, tous endormis. J'aime me perdre à caresser ses cheveux courts, cela me permet de ne penser à rien, sans pour autant enlever cette boule qui me pèse au creux de mon ventre. Il ressemble tellement à nos enfants : le même nez, la même teinte de peau, les cils noirs et épais, ces joues un peu creuses et les lèvres fines et pincées comme dans un éternel caprice.

Mais cette nuit, il n'est pas à mes côtés. Il dort profondément dans notre lit au matelas dur comme la pierre. Je crois que Luce l'a rejoint. A seulement neuf ans, elle sent bien que ce jour est particulier. Si seulement elle pouvait avoir la chance de ne jamais avoir à le subir.

Je crois que le jour se lève. Il va être temps pour moi d'aller faire quelques courses. Je commence par prendre une douche, froide car nous n'avons pas les moyens de nous offrir un chauffe-eau, et m'habille sobrement. Je sèche mes cheveux en les frictionnant vigoureusement avec une serviette puis me les attache en chignon comme à mon habitude. Je pince mes joues pour les rosir, décongestionne mes yeux en tapotant leur contour avec mes doigts, puis enfile mes chaussures avant de quitter la maison.

J'arrive rapidement en centre-ville. Il y a déjà pas mal de monde. Ici, on vient faire ses courses tôt, avant que les fumées des usines ne viennent polluer l'atmosphère. Les commerçants se lèvent tôt, et ils sont déjà prêts à nous vendre leurs produits. En entrant dans l'épicerie, j'aperçois du coin de l'œil un groupe de Pacificateurs. Je frissonne. Ces hommes sont partout dans le district, et sont impitoyables. Une fois, je les ai vus flageller un enfant parce qu'il avait volé une orange. Cela m'a retourné le cœur, et, malgré les protestations du commerçant, ils ne se sont pas arrêtés.

A l'intérieur de la boutique, je sélectionne quelques légumes afin de faire un bouillon. Cela plaira aux enfants. J'achète également trois pommes, et une miche de pain. La commerçante m'encaisse, et s'abstient de me souhaiter une bonne journée. J'en fais de même : je sais qu'elle a deux enfants, et qu'elle ne peut même pas être avec eux en ce moment. Elle profite de ce jour pour travailler et ramener ne serait-ce qu'un peu d'argent à son foyer.

Je quitte l'échoppe et m'arrête au centre de la place. Le vent s'est levé et mon haut souple vole au même rythme. Dans quelques heures, cette même place sera bondée et dégagera une impression tout autre. Pour l'instant, elle est plutôt calme et agréable.

Sur le chemin du retour, je croise un collègue, la tête baissée sur ses chaussures. Arrivé à ma hauteur, il n'a pas la force de me sourire. Je dois avouer que moi non plus. En revanche, la petite pression que j'exerce sur son bras pour lui transmettre toute ma compassion semble le toucher, car je vois les coins de ses lèvres tressaillir. En temps normal, cela ressemblerait à un sourire. Nous hochons la tête en guise d'au revoir et reprenons nos chemins respectifs.

Le Jour DécisifOù les histoires vivent. Découvrez maintenant