Le bouillon a un goût âcre sur ma langue. Je me force néanmoins à avaler tout le contenu de ma cuillère avant de reporter mon attention sur Eva. Elle se tient bien trop droite pour que cela paraisse naturel. Elle est stressée, je le sais, et elle tente de me faire croire qu'elle mange un minimum. Je lui adresse un sourire timide auquel elle ne répond pas. Je baisse la tête et ramasse mon assiette ainsi que la sienne. Elle ne la finira pas de toute manière.
Après avoir fait la vaisselle, je tire lentement sa chaise et l'invite à se lever.
- Il va falloir y aller... je murmure à son égard.
Elle ne me répond pas mais se laisse seulement guider par ma main posée entre ses omoplates. Je lui sors des habits propres et la laisse s'habiller. Je la fais assoir devant le miroir, et je remarque qu'elle fuit son propre regard en baissant immédiatement la tête.
Je lui brosse tendrement ses longs cheveux bruns et les tresse élégamment avant de les ramener en chignon bas. Puis je l'invite à se tourner vers moi et m'occupe de son visage. Avec nos nouveaux moyens, on peut désormais se permettre d'acheter des crèmes et autres soins.
Je fais pénétrer une lotion en massant son visage et ses joues affreusement creuses. Avec un pinceau, je lui redonne un peu de couleur aux joues et lui applique un fard discret sur les paupières avant de lui appliquer un rouge bordeaux sur les lèvres.
Je fais un pas en arrière et la contemple. Elle est splendide, comme toujours. Elle est tellement rayonnante, mais son regard est tellement absent... Je retourne la chaise pour la repositionner face au miroir et commence à lui parler :
- Tu es magnifique Eva. La plus belle que le monde ait portée. Regarde-toi.
Ses épaules se contractent entre mes mains.
- Lève les yeux, affronte-toi.
- Je ne peux pas Luke...
Sa voix est faible, comme un souffle. Cela faisait si longtemps qu'elle n'avait pas été sincère !
- Alors regarde-moi, pour une fois...
- Je ne sais pas...
- Eva, je t'en prie !
Je vois ses mains se fermer en poings mais sa tête se relever lentement. Puis enfin je croise ses pupilles noires. Elles auraient été bien banales pour n'importe quel autre homme, mais ce sont à mes yeux les plus magnifiques du monde.
Je vois les yeux d'Eva se brouiller instantanément de larmes, mais je sens qu'elle résiste à rebaisser la tête. Elle lutte. Je lui souris et caresse sa joue. Puis je me penche lentement et l'embrasse sur l'épaule. Un frisson la parcourt alors que je lui dis à quel point je l'aime, mais elle ne m'adresse pas un mot. Je recule lentement et sors de la pièce, la laissant seule quelques instants face au miroir.
C'est après avoir enfilé un pantalon et une chemise sombres ainsi que ma veste que je retrouve Eva, allongée sur le lit. Je m'approche comme à mon habitude, mais sa voix me stoppe dans mon élan :
- Je ne peux pas y aller.
- Tu es obligée, je suis navré. Aller, viens.
- Non !
Elle rejette la main que je lui tendais et me repousse violemment. Elle se relève et me fixe droit dans les yeux :
- Je refuse de voir n'importe lequel de ces gamins se faire tirer au sort. C'est trop injuste. C'est trop affreux. Tu n'as pas le droit de m'y amener une nouvelle fois, je n'en peux plus !
- Eva calme toi...
- Non ! Non...
Elle se prend le visage entre les mains et commence à sangloter. Je tente de la prendre dans mes bras mais elle se débat et me repousse.
- Si tu n'y vas pas, les Pacificateurs vont venir.
- Qu'ils viennent ! Je préfère qu'ils me tuent que d'y retourner cette année encore !
- Que...
- Arrête ! Je n'en peux plus de cette vie. Je ne vis plus, je suis assaillie de cauchemars, de visions, tu es obligé de m'assister. De m'assister Luke ! Et ne me dis pas que ça ne te dérange pas. Je ne suis plus celle que tu aimes.
Elle s'arrête un instant, reprenant son souffle, les yeux rouges et affolés. Ses mains tremblent, et j'entends presque les voix qui résonnent au fond de son crâne. Elle ferme les yeux et une larme, une seule, dégouline lentement en suivant la courbe de sa mâchoire.
- Ecoute moi tant que je suis un ne soit peu consciente. Je ne veux pas y aller. Respecte mon choix, je t'en prie.
Puis elle se rassoit et son regard se perd dans le lointain. Sous le choc, je ne peux que la regarder.
Elle a raison, sur toute la ligne. Elle était là ! Et elle veut mourir.
Aurais-je la force de la tuer ? Non, sûrement pas. Pas plus que de la laisser aux mains des Pacificateurs. Mais elle avait raison : j'aurais préféré que l'un des vingt-trois autres gamins l'ai tuée plutôt que les Jeux me la rendent brisée. J'aurais préféré qu'elle meure. Je préfèrerais qu'elle soit partie. Je voudrais qu'elle soit libre.
Mais je suis incapable de la lui donner. C'est pour cela que j'évite son regard alors que nous sortons et que je l'emmène jusqu'à la place principale du District. Tout comme je baisse les yeux lorsque qu'elle s'installe sur une chaise sur l'estrade, derrière l'hôtesse du District. Et c'est aussi pour cette raison que je fais semblant de ne pas voir ses larmes qui coulent sans cesse lorsque deux autres gamins sont choisis. Deux autres gamins qu'elle devra tenter de faire survivre une nouvelle année. Deux autres gosses à qui elle s'attachera aussi vite qu'on les lui enlèvera.
Et je ne peux ignorer le poids énorme qui me comprime la poitrine lorsque je la vois disparaitre à l'intérieur de l'hôtel de ville en compagnie des candidats, de l'hôtesse et du second mentor tout aussi ravagé qu'elle.
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Le Jour Décisif
FanfictionChaque année, un jour est redouté ou attendu par tous les enfants de douze à dix-huit ans. Ce jour, où vingt-quatre d'entre eux seront choisis pour s'entretuer dans une Arène, où vingt-trois mourront et un seul en reviendra vivant. Ce jour se nomme...