3-Pourquoi elle ?

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Ça y est, c'est le moment décisif. Je suis hors d'atteinte, ayant eu mes dix-neuf ans la veille. Mais elle n'est pas sauvée pour autant. Six inscriptions auxquelles s'ajoutent de nombreux tesseras pour un total de quinze inscriptions. Ce n'est pas la pire situation, mais pas non plus la meilleure. Je la vois, sa chevelure de feu ondulant légèrement, ses fines et fragiles épaules portant une robe légère, sa peau pâle reflétant presque les rayons du soleil. Mais je ne peux voir son visage pourtant si beau, si joyeux, sûrement inquiet à ce moment même. Je la vois prendre la main de son amie et la serrer fort, tellement fort que l'amie blonde en frissonne. Je crois qu'elles se soutiennent seulement grâce à ce contact.


Le maire arrive alors, lit avec lassitude le Traité, puis retourne s'assoir aux côtés des vainqueurs tandis que le film habituel sur l'échec de la Révolte est projeté sur un grand écran blanc. Les vainqueurs, au nombre très faible, ont le regard dans le vide, tentent de se cacher les yeux ou de se boucher les oreilles. Tous ont gardé des séquelles des Hunger Games. Je ne peux plus compter sur ma famille, celle-ci a été tuée par les Pacificateurs lorsque mon frère a tenté de se révolter lors de ses Jeux. Il l'a payé cher, et moi aussi. On ne m'a tué pour me faire souffrir, pas par pitié ni par bonté d'âme. Derrière tout ça se cache un stratagème sadique et ingénieux afin de piéger chaque acte, chaque idée de révolte. Il ne faut pas qu'elle tombe là-dedans. Elle est trop innocente et trop fragile pour le supporter. Elle mourra, si elle est choisie. Même si elle en revient vivante, elle se tuera d'elle-même, je le sais. Ou bien je serais obligé de le faire, et, dans ce cas, je partirais aussi. Quoique, je pourrais me battre, me révolter contre le Capitole. D'une manière qu'il ne pourra pas dissimuler, et, à part celui de me tuer, il n'aura aucun moyen de m'affaiblir. Rien que de penser au visage reptilien du président, j'ai envie de courir en tirant des balles par millions sur tous les partisans du Capitole.


« Les dames d'abord ! s'écrie la voix de l'hôtesse du District qui me fait redescendre sur terre. »


Cette dernière, avec sa touffe de cheveux bleus méchés de brun coiffée en arrière, ses moustaches de chat et ses yeux assortis, et sa tenue criarde à en vomir, est l'hôtesse de notre District depuis la seconde Expiation. Elle est toute nouvelle, mais elle a su parfaitement remplir son rôle, et je crois que je préférais l'ancienne. Sa main gantée plonge dans la boule de verre contenant les inscriptions féminines pour en ressortir un seul. La fille qui va être appelée ne sera plus jamais la même. Sans le vouloir, mes mains se serrent à m'en faire mal, mais je m'en fiche. Tout ce que je veux, c'est que cette fille ne soit pas choisie. C'est tout. Rien d'autre ne compte.


L'hôtesse déplie avec soin le papier décisif et prononce à haute voix le nom.


« Emelia Driane ! »


Et le monde s'écroule autour de moi. Je la vois défaillir, puis se détacher lentement de son rang. Son amie ne veut pas la lâcher, mais un regard suffit à la faire obéir. Elle reprend sa place, l'air horrifié et coupable. Puis je vois ma rousse se stopper à mi-chemin de l'estrade pour s'écrouler à terre. Des Pacificateurs débarquent aussitôt, et l'envie de les tuer me prend. Seulement, je ne dois pas bouger. Les hommes en blanc la soulèvent sans délicatesse et la poussent en avant, la jetant presque sur l'estrade. L'hôtesse semble légèrement déconcertée et demande cependant l'âge de la tribut, avant de se tourner vers la foule en demandant s'il y a des volontaires. Evidemment, personne ne lève la main, et le visage rondouillet de la tribut se déforme tandis que ses yeux couleur du ciel se remplissent de larmes. Elle ne peut pas les cacher, elle n'y arrive pas. Une question s'affirme alors dans mon esprit : pourquoi elle ?


Elle est si timide, fragile, innocente... Pourquoi elle ? Pour être sûr qu'elle ne reviendra jamais ? Oui, ça doit être ça. Je ne vois pas d'autre solution. Mais pourquoi est-ce que le sort est-il si atroce ? Pourquoi elle, et pas une autre ? J'entends à peine le nom du garçon choisi et son visage ne m'est pas familier. Pourquoi le serait-il ? Je ne connais personne ici. Je ne veux connaitre personne. C'est trop douloureux de voir partir un être cher, alors, pourquoi s'attacher ? Seulement, je n'ai rien pu contrôler à son propos. Ça a été bref, rapide, mais certain. Le garçon a treize ans, de courts cheveux très bruns et des yeux de la même couleur. Il ne va pas aller loin, j'en suis sûr. Seuls les Carrières gagnent les Jeux. C'est comme ça. Il essaye de paraitre plus assuré qu'il ne l'est, ce qui empêche des larmes de couler.


Mais je préfère me concentrer à nouveau sur Emelia. Ses joues sont mouillées de larmes, mais ses yeux ne coulent plus. Tant mieux. Je peux pleinement apprécier sa beauté, ses grands yeux ronds au regard de chiot, ses joues rondelettes mettant en valeur sa petite bouche rose. Ses taches de rousseur éparpillées sur son nez fin. Je ne me lasse pas de la regarder. Son regard balaye la foule tandis que l'hôtesse nous demande d'applaudir. Je m'exécute tandis que mon cœur se brise. C'est la dernière fois que je peux la voir comme elle est vraiment. Je ne la reverrai plus jamais. Son regard se plante alors dans le mien, surpris, et ma poitrine se contracte.


Le fait est qu'elle ne sait pas qui je suis.

Le Jour DécisifOù les histoires vivent. Découvrez maintenant