Chapitre 6

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6 - Chûya : Explications

Avertissement : violence, maltraitance

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Deux ans et demi plus tôt

- Kyûsaku ?

- Chûya...

La petite m'a encore réveillé avec ses hurlements. Elle qui ne dort que quelques heures par nuit et s'éveille toujours en sursaut, tourmentée par les mêmes cauchemars, encore et encore.

Je la prends tendrement dans mes bras la serre contre moi.

- Ça va aller... Calme-toi, je suis là, tout va bien.

Elle sanglote dans mes bras, agrippant mon pyjama de ses mains d'enfant.

- Tu veux en parler ? je demande en caressant ses cheveux.

- Non.

- Tu veux venir dormir avec moi ?

- Oui.

Je la porte dans ma chambre et la pose délicatement sur mon lit. On s'installe l'un contre l'autre, blottis sous la couverture.

Je ne sais pas ce qu'elle a vécu, mais je veux la voir grandir comme une fillette de son âge.

Je ferai tout pour qu'elle soit heureuse.

~~

Présent

J'ouvre lentement les yeux. Aïe. J'ai mal partout et je ne vois plus rien, aveuglé par les rayons de soleil qui arrivent droit sur moi.

- Putain... Je suis où ? je marmonne, encore à moitié endormi.

- À l'infirmerie, limace.

- Dazai ?!

Je passe ma main devant mes yeux le temps de m'habituer à la lumière, puis je me tourne vers la voix, qui appartient sans aucun doute à mon partenaire.

Il est assis sur un tabouret à mon chevet, jambes croisées, et me fixe d'un air arrogant.

- Si tu as terminé ta sieste, je vais rentrer chez moi.

J'observe ses gestes, son visage, sa manière de se tenir, et en un instant j'ai la certitude qu'il joue encore un rôle.

Je veux faire tomber le masque. Je veux parler avec lui sans cette barrière qu'il met en place.

- Hé, abruti. D'abord tu vas m'expliquer ce qu'il se passe.

Dazai avait remis sa veste et s'apprêtait à se lever, mais il suspend son geste, surpris.

- Il n'y a rien à expliquer. On s'est battus et t'as pris une raclée.

- Dazai. T'étais complètement hors de toi, tu délirais, j'avais jamais vu quelqu'un en colère à ce point. Tu connais ma sœur, et on est partenaires, merde ! Fais un effort !

Son attitude se modifie légèrement. Il baisse la tête, hésite, avant d'attraper son téléphone et de pianoter dessus à toute vitesse.

Je me demande si il se fiche encore de moi, si il va m'ignorer et attendre que je calme, mais il me tend bientôt l'appareil. Il évite mon regard, alors je me décide à regarder l'écran. C'est une photo... Une photo sur laquelle on le voit, lui, l'air beaucoup plus jeune. Un sourire sincère éclaire son visage, aucun bandage ne s'enroule autour de ses bras. Il porte une petite fille sur ses épaules. Kyûsaku. En pleine éclat de rire, elle s'accroche à lui d'une main et, de l'autre, montre fièrement un grand coquillage torsadé.

Ils posent sur une plage, la mer derrière eux, en maillot de bain. Heureux.

Ils ont le même sourire, les mêmes cheveux, la même tache de naissance sur le torse. Je comprends enfin ce sentiment de déjà-vu qui me prenait en regardant Dazai. Ils sont frère et sœur, ça saute aux yeux.

Je regarde encore la photo, incapable d'en détacher mes yeux.

- Pour une coïncidence, c'est... c'est juste incroyable, je murmure, encore sous le choc. Vous n'aviez pas le même nom, j'aurais jamais pensé...

- Mon oncle a changé mon nom quand il m'a adopté, explique-t-il calmement.

- Il aurait pu vous adopter tous les deux, non ?

Dazai semble retenir sa respiration. Et puis, d'un coup, il se met à parler à toute vitesse, sans s'arrêter, comme si les mots se bousculaient en lui.

- Il y a trois ans... Nos parents étaient partis pour le weekend, et une de leurs amies était restée avec nous. Et puis... ils ont eu un accident sur la route, et ils sont tous les deux morts sur le coup.
Les services sociaux nous ont confiés à notre oncle, c'était la famille la plus proche qu'on ait et il a accepté sans problème. On ne l'avait jamais rencontré, et notre mère ne parlait jamais de lui.
Il avait l'air gentil, alors on ne s'est pas posé de questions quand il nous a dit qu'on ne dormirait pas dans la même chambre. Il vivait seul, dans une grande maison, il cuisinait bien et il se montrait prévenant avec nous. Depuis ce soir-là, je... je n'ai jamais revu ma sœur.
Il m'a dit que je n'avais pas à m'en occuper, que je devais faire comme si elle n'avait jamais existé. Il me répétait que mes parents étaient morts et qu'il était mon nouveau père.
Il ne m'a pas inscrit à l'école. Il me gardait chez lui et m'apprenait tout ce que je devais savoir. En quelques mois, je pouvais lui faire ses comptes, changer mon vocabulaire quand il me le demandait, j'avais lu des classiques de littérature et de philosophie. Si j'apprenais mal, il me disait juste que je savais ce que j'avais à faire. Il ne levait jamais la main sur moi, il ne l'a fait qu'une seule fois. Après, je me punissais tout seul. Quand il le fallait, il vérifiait que les marques étaient assez profondes, il me rachetait des lames de rasoir et des couteaux de temps en temps. Si je le décevais, j'avais une lame neuve sur ma table de chevet le soir-même.
Ensuite... il a fini par m'envoyer « en affaires ». Je m'occupais des transferts de drogue, des négociations, des meurtres quand il le fallait.
Il est mort pendant une de mes nombreuses tentatives de suicide.
J'ai été placé en liste d'urgence, et Odasaku m'a adopté peu après. Voilà... Je... je suis vraiment désolé de m'être attaqué à toi comme ça. J'ai vu Kyûsaku par hasard en regardant ta photo de profil, et... j'ai pas réussi à...

La fin de sa phrase est étouffée par ses sanglots. Les larmes roulent le long de ses joues, et le long des miennes aussi.

Je n'arrive pas à digérer tout ce que je viens d'apprendre. Je ne sais même pas ce que ma petite sœur a vécu de son côté, mais je vois bien que Dazai est brisé en mille morceaux.

Est-ce que j'aurais tenu à sa place ? Je n'en sais rien et crois que je ne veux pas le savoir.

Je finis par tendre une main tremblante vers lui. J'attrape son bras et murmure :

- Merci.

Merci de m'avoir fait confiance. Merci d'avoir abandonné ton masque.

Dazai relève enfin la tête vers moi. Fragile. Brisé. Ses yeux bruns remplis de larmes, son corps couvert de cicatrices. Ses mains salies de sang. Sa veste d'uniforme est tombée par terre, mais je crois qu'il n'en a rien à faire.

Je m'apprête à retirer ma main de son bras, mais il me retient. Il se relève tant bien que mal, et tire d'un coup ma couverture, dévoilant mon corps en sous-vêtements. Je me sens rougir violemment, mais mon partenaire n'y prête même pas attention. Il se glisse à mes côtés dans les draps blancs et se serre contre moi, éclatant à nouveau en sanglots.

Je passe prudemment une main dans son dos et l'autre dans ses cheveux. Je laisse mes doigts caresser ses boucles brunes, doucement, comme je le fais souvent pour ma sœur. Notre sœur.

De partenaires forcés, on se retrouve liés par nos sentiments, par notre amour pour Kyûsaku, par la tristesse que l'on partage maintenant.

Les larmes de Dazai coulent sur mon torse, et les miennes dans ses cheveux. Le soleil s'est couché, on devrait rentrer chez nous, mais on ne bouge pas.

Le temps s'écoule, s'arrête, repart, glisse sur nous comme de l'eau.

Je ferme les yeux.

{Soukoku} Et les feuilles mortes tombèrent dans l'océanOù les histoires vivent. Découvrez maintenant