Chapitre 20 : Déchirement Inévitable

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Pétale de Rose provoqua ses contractions la nuit qui suivit la veillée de Coeur d'Aube. Elle devait profiter de la léthargie du Clan pour agir ; pour le moment, personne ne lui avait demandé le nombre total de chatons engendrés par Pelage de Boue. La guérisseuse avait évité le sujet en mettant en avant la santé fragile des petits ; personne n'avait osé poser plus de questions. Mais ce n'était qu'une question d'heures avant qu'on ne s'inquiète des nouvelles recrues du camp.

La femelle tachetée endurait seule le plus vieux supplice du monde. Coeur de Glace avait insisté pour la soutenir, mais Pétale de Rose avait catégoriquement refusé. Elle ne savait pas combien de temps son accouchement durerait : rien n'aurait été plus suspect que de voir le guerrier blanc et noir disparaitre dans son Antre une partie de la nuit...

La souffrance que ressentit Pétale de Rose lors de sa mise-bas était telle qu'elle faillit plusieurs fois tourner de l'oeil. Elle imitait Plume d'Argent en mordant une branche lorsque la douleur devenait intolérable. La guérisseuse se mordit la langue jusqu'au sang à force de contenir ses hurlements. Elle ne tiendrait pas ; comment des guerrières comme Aiguille d'Ifs pouvaient volontairement concevoir plusieurs portées ? Devenir mère rendait-il amnésique ?

Quand ses organes semblaient se déchirer sur le passage des nouveaux-nés, l'agonie de Pétale de Rose la faisait espérer rejoindre sa soeur au Clan des Étoiles. Mais en dépit de la douleur qui l'assaillait de toute part, la chatte bicolore ne perdait pas son objectif principal de vue : aucun son ne devait sortir de sa bouche. Sinon, tout était terminé.

Enfin, la délivrance : un petit corps jaillit du bas de son ventre. Éreintée, Pétale de Rose le nettoya immédiatement en l'examinant. C'était un jeune mâle en parfaite santé. C'était son fils.

La vague d'amour qu'elle ressentit instantanément pour ce petit être se déversa en elle avec violence. La guérisseuse avait appris aux côtés de Coeur de Glace que l'affection véritable n'était pas douce et tendre ; elle frappait avec la véhémence d'un éclair, et était aussi immuable que le ciel lui-même.

Pétale de Rose se palpa le ventre, surprise par l'absence de douleur : il n'y avait pas d'autres petits à sortir. Elle avait fini. Elle avait réussi. Le chaton prit sa première inspiration et commença aussitôt à gémir. Il avait faim, et froid. Le persil ingéré par Pétale de Rose ne lui permettait pas de nourrir son fils ; elle devait l'amener à Pelage de Boue sans perdre de temps.

Ses prunelles s'humidifièrent alors qu'elle prenait son fils en gueule ; elle venait à peine de lui donner la vie qu'elle devait déjà s'en séparer. Pétale de Rose avait l'impression qu'on lui arrachait une partie d'elle ; c'était, si cela était possible, plus atroce encore que la mise-bas.

La guérisseuse engloba le camp du regard ; tous ses camarades dormaient profondément dans leurs tanières respectives, à l'exception de Poil de Noisette, qui montait la garde. Coeur de Glace devait être réveillé lui aussi, se demandant comment se déroulait l'accouchement de Pétale de Rose...

Sentant que le chaton commençait à s'agiter, la soigneuse se glissa hors de son Antre comme une ombre. Elle trottina rapidement jusqu'à la Pouponnière ; son coeur battait si fort contre ses tempes qu'elle avait l'impression que tout le Clan pouvait l'entendre. Plus que quelques pas, et elle serait à l'abri des regards...

« - Tu as besoin d'aide ? »

Pétale de Rose se figea, la respiration coupée. Derrière elle, Poil de Noisette attendait sa réponse ; bien que la guérisseuse lui tournait le dos, elle devina les bonnes intentions de la guerrière brune tigrée de noir. Aucune arrière-pensée ne semblait peser dans l'air ; elle voulait simplement prêter patte-forte à son amie.

Pétale de Rose miaula du ton le plus neutre possible, priant pour que la combattante ne distingue pas la nature de ce qu'elle transportait :

« - C'est gentil, mais j'amène simplement des herbes à Pelage de Boue. »

Poil de Noisette ne répondit rien, se contentant de regagner son poste. Pétale de Rose implora son chaton de rester silencieux quelques secondes supplémentaires. C'était un miracle qu'il ne se manifeste pas, alors qu'il devait être affamé ! Le Clan des Étoiles n'avait pas totalement abandonné Pétale de Rose, en fin de compte...

La guérisseuse pénétra dans la Pouponnière et se faufila discrètement vers Pelage de Boue sans attirer l'attention des reines et des chatons présents. Elle déposa son petit parmi ceux de la guerrière, qui ne semblaient pas mieux se porter malgré tous les efforts de leur mère. Au moins, ils avaient tous survécu à leurs deux premières nuits... Pourvu que cela dure.

Pétale de Rose réveilla délicatement Pelage de Boue. Celle-ci cligna des yeux, perplexe de la trouver là ; la guérisseuse lui désigna son petit de la queue, et le visage de la reine s'éclaira.

« - Il est superbe, murmura-t-elle en le couvant du regard.
- Merci.
- Je l'aimerais et l'élèverais comme mon propre fils, je le te promets. »

Pétale de Rose se contenta de hocher la tête, la gorge nouée. Ce que Pelage de Boue faisait pour elle méritait toute la gratitude du monde ; mais la soeur d'Étoile de Lion ne pouvait s'empêcher d'éprouver un peu de rancoeur. Elle savait pertinemment que le dévouement de Pelage de Boue à l'égard du chaton de Coeur de Glace n'était pas désintéressé... Mais après tout, quelle importance ? Son geste n'en était pas moins noble. Le petit de Pétale de Rose ne manquerait de rien. Il serait entouré d'amour, grandirait avec deux parents attentionnés et présents.

La chatte tachetée étouffa à grand peine un sanglot en caressant une dernière fois son fils du regard. Elle pouvait encore changer d'avis et s'enfuir avec lui... Loin de son Clan, de sa famille, de ses amis... Il suffisait de le choisir. Mais c'était impossible. Quelle vie pourrait-elle lui offrir ? La place de Pétale de Rose était dans la Forêt, à soigner ses camarades. C'était aussi évident que de respirer. Mais laisser son chaton derrière elle, en sachant qu'elle ne serait jamais rien de plus qu'une figure importante du camp à ses yeux, était la plus cruelle des sanctions.

Meurtrie de chagrin, Pétale de Rose se résigna à abandonner son fils. Alors que des larmes brûlantes brouillaient sa vision, Pelage de Boue lui demanda, sensible à sa peine :

« - Comment veux-tu l'appeler ?
- C'est à toi de choisir. À partir de maintenant et pour toujours, c'est toi sa mère. »

Sur ces dernières paroles vibrantes de tristesse, Pétale de Rose quitta la Pouponnière, consciente que les remords et le désespoir qui l'accablaient ne la quitteraient plus jamais.

La Guerre des Clans : Destins CroisésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant