Chapitre 1 : Bienvenue à Bâton-Rouge

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Les rues étaient noires de monde en ce début de semaine. Une foule dense de bureaucrates en tailleur progressaient en file indienne telles des chenilles processionnaires sur les trottoirs. Nous étions seulement lundi et la plupart d'entre eux traînaient les pieds, le dos rond de fatigue, le sourire rangé dans leur poche jusqu'à la fin de leur journée. Personne dans ces rues ne travaillait par plaisir ou par passion. Tous ici, se levaient avec pour objectif de ne pas passer une journée atroce. Le but était simple : gagner assez d'argent pour se nourrir et s'autoriser des instants de bonheur (souvent onéreux) durant leurs jours de repos. Pour couronner le tout, la matinée commençait à peine et pourtant, les bouchons se constituaient dans chaque artère. Ils progressaient jusqu'à gangréner totalement le centre-ville, embouteillant chaque issue et bloquant chaque carrefour. Malgré la césure qu'offraient les moteurs des véhicules à énergie verte composant cette colonie, les klaxons et les railleries des impatients mutualisaient leur force pour former une symphonie originale résonnant entre les bâtiments. C'est alors qu'un grondement de moteur thermique remonta la file crescendo. Une Harley-Davidson d'apparence flambant neuve à la carrosserie noire et vert kaki dépassait les automobilistes râleurs pour s'arrêter au niveau du feu rouge, déclencheur présumé de cette cacophonie urbaine. Ce type d'engin se faisait rare par les temps qui courraient. Depuis la généralisation des moteurs magnétiques par la firme Musk & Tesla, il y a un peu plus d'un siècle, les moteurs thermiques étaient devenus synonymes de pauvreté et de médiocrité. Cela n'avait rien à voir avec l'écologie ou la santé de planète de façon globale (car oui, le monde s'en fichait éperdument). Comme depuis longtemps, c'était un faux sujet pour se donner du galon tout en mentant sur son potentiel pouvoir d'achat. Personne ne voulait être considéré comme étant de la basse classe, surtout à Bâton-Rouge dont l'histoire se résumait à de la survie sociale et économique face à Saint-Georges depuis presque un millénaire. En plus de flirter avec l'effet de bonne conscience écologique, le progrès rendait brillants les plus modestes d'entre eux. Les véhicules thermiques avaient été graduellement abandonnés par la grande majorité de la population mondiale qui avait embrassé cette nouvelle technologie en temps record. Seuls quelques marginaux amoureux des mécaniques anciennes roulaient encore comme au début du XXIème siècle. Ils continuaient de faire rugir leurs cylindres et faire vibrer leurs lignes d'échappement avec des moteurs thermiques ou hybrides en concoctant des cocktails à base d'éthanol ou de biomasse. Arrêtée entre deux voitures, la jeune conductrice du bolide leva la visière de son casque pour profiter d'un peu d'air frais en attendant le passage au vert.

— Jolie bécane !

La voix rauque sortait d'un véhicule à sa droite. Un quarantenaire à l'allure d'ours mal léché la regardait avec attention, le vice transpirant de ses yeux. Rouler en Tesla ne voulait pas dire que l'on avait bien été éduqué et que l'on savait manier la langue avec politesse et courtoisie. Un grand nombre d'ours, mâle ou femelle, titulaires d'un permis de conduire l'avaient prouvé.

— Merci, répondit-elle simplement pour couper court à la conversation.

Elle savait d'expérience que de faire la sourde oreille n'aurait fait qu'envenimer les choses. Une insulte sexiste de bon matin n'était pas au programme de sa journée. Étonnamment, le dicton disant que l'ignorance était la meilleure façon de riposter face à un idiot ne fonctionnait pas avec les ours. Drôle de bête. Elle aperçut du coin de l'œil l'homme se pencher à travers sa fenêtre pour contempler avec plus de précision ses courbes.

— Jolies jambes, poursuivit-il sans une once gêne.

La jeune femme souffla du nez pour contenir un rire jaune et se retourna vers l'indélicat en question. Elle s'inclina vers l'avant et s'appuya nonchalamment sur le réservoir de son engin et observa attentivement la passagère du véhicule.

Elle est faite de la même matière que les rêvesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant