Chapitre 35 : Gueule de bois

96 10 1
                                    

Emy ouvrit les yeux en grognant. La lumière était si forte qu'elle les referma aussitôt en rageant de plus belle. Elle avait l'impression que sa tête allait exploser. Elle avait beaucoup trop bu la veille et en payait désormais le prix. Elle s'assit péniblement dans son lit. Elle était chez elle, c'était déjà une bonne chose. Cependant, elle n'avait aucune idée de la manière dont elle y était arrivée. Sa fin de soirée lui semblait trouble. Seuls des flashs parvenaient à se frayer un chemin jusqu'à son esprit. La téquila lui avait embrouillé ses souvenirs comme s'ils étaient passés au mixeur.

— Oh bordel, gronda-t-elle la voix enrouée par la fatigue.

Elle s'efforça à se lever pour regagner sa cuisine. Elle ne put s'empêcher de se moquer d'elle-même en apercevant sa tête dans le reflet des cadres accrochés sur son mur. Il faut croire que la rumeur disait vrai. À mesure que les années passaient, les lendemains étaient de plus en plus durs. Qu'est-ce que ça sera quand j'aurai 40 ans ? se dit-elle. Elle prépara une mixture anti gueule de bois avec ce qu'elle avait sous la main et s'avachit dans son canapé. Elle avait prévu de végéter toute la journée en se plaignant et en stipulant qu'elle ne reboirait plus une goutte d'alcool. Bien sûr, elle ne s'y tiendra pas, mais le signaler était un rituel de passage pour estomper ses remords. Elle attrapa son téléphone posé sur la table basse et se mit à scroller les derniers messages non lus.

Inès : J'espère que tu es bien rentrée mi amor. Je suis totalement en train de crever sur mon canap' la tête en vrac ! Je ne te remercie pas !

Emy pouffa de rire en l'imaginant en train de geindre de façon théâtrale. Elle s'amusa devant les textos alcoolisés de certains de ses amis présents hier soir. Tout le monde sait qu'il ne faut ni téléphoner ni envoyer le moindre message lorsque l'on a bu. Presque personne ne respectait cette règle pour le plus grand bonheur d'Emy. Elle aperçut la fin des messages non lus. Un pincement vint lui arracher le cœur sans prévenir. Elle ne lui avait pas écrit. Cela ne devrait pas l'atteindre. Après tout, Andréa n'était qu'une sociopathe qui s'était foutue d'elle depuis leur rencontre. Elle ne pouvait pas s'empêcher de penser qu'elle aurait au moins pu lui envoyer un « bon anniversaire Emy ». La garce. Tout ce cinéma pour ça. Elle l'avait même fait espérer, mais rien ne s'était produit. En même temps, elle était dans la réalité, pas sur un programme de science-fiction. Elle devait arrêter de lui trouver des excuses, elle le savait. Il fallait qu'elle la chasse de son esprit. Elle s'endormit un moment. Son deuxième réveil fut tout aussi difficile. Il était presque 18 h. Elle avait l'impression de s'être seulement assoupie, mais elle avait clairement dormi toute la journée. Foutue gueule de bois ! Malgré son repos, elle avait toujours la désagréable sensation de s'être fait rouler dessus par un poids lourd. Alors qu'elle grognait sur son sort pour la énième fois en se tenant la tête, son téléphone se mit à sonner. Elle vit s'afficher le numéro de l'institut Beauregard et décrocha mine de rien, un sourire au coin des lèvres.

— Allo ?

— Joyeux anniversaire ! s'écria en cœur le groupe de soignants.

La chaleur de cet appel réussit à lui dégivrer le cœur. Elle savait que sa mère avait sans doute oublié, mais pas Samuel.

— Bon anniversaire, ma chérie ! reprit sa mère en se réappropriant le téléphone.

— Merci maman, scanda naturellement Emy.

— Hé dis donc ! Je sais que je suis plus vieille que toi, mais pas quand même à ce point-là, vilaine !

Emy grimaça en serrant les dents. Elle chassa les perles salées montant dans ses yeux en secouant vivement la tête. Elle n'était pas sa fille, elle était Lucie. Il n'y a pas de jour particulier pour la maladie d'Alzheimer, il n'y avait donc aucune raison qu'elle se souvienne d'elle comme étant son enfant.

— Il faut bien que je continue à te rappeler que je ne pourrais jamais te rattraper ! répondit Emy en s'efforçant à sourire.

— C'est ça, cause toujours ! Bon, raconte-moi, tu as été gâté hier ?

— Comment tu sais pour hier ? s'étonna Emy.

— Je suis clairvoyante et je lis l'avenir. Non, idiote, ta voix de Batteuse de rue en dit long sur ta nuit !

Emy ne put s'empêcher de rire. Elle tenait sa répartie de sa mère, pour sûr.

— Et bien oui ! Figure-toi que j'ai été gâtée. J'ai eu une belle bouteille de téquila que je me suis empressée de vider. Par pure volonté de faire plaisir à la personne qui me la offerte, bien sûr !

— Évidemment, cela va de soi ! Et ta Juliette ? Que t'a-t-elle offert ?

Emy inspira profondément en levant les yeux au ciel. Elle ne se souvenait jamais de rien et pourtant il fallait qu'elle lui parle d'Andréa comme si elle avait toujours existé. Elle chercha ses mots. Si longuement que sa mère la héla au téléphone.

— Lucie ? Tu m'entends ?

— Oui désolée, je... elle... on est plus ensemble, conclut brutalement Emy.

— Oh non, qu'est-ce qu'il s'est passé ?

— Elle n'est pas celle qu'elle prétend être, elle s'est foutue de moi. Et moi je suis tombée dans le panneau. C'est tout...

— Je suis désolée d'apprendre ça, ma chérie. Tu mérites d'être heureuse. Tu mérites quelqu'un qui te dise que tu es belle même dans tes plus mauvais jours tellement il ou elle est aveuglé par son amour.

Elle me dit que je suis belle, songea Emy avec peine. Elle fut soudain frappée d'une douleur au creux de son ventre. Une crampe violente qui lui coupa le souffle. Elle grogna puis expira pour tenter de canaliser cette souffrance dont elle ne connaissant pas l'origine.

— Lulu, ça va ?

Emy ne put pas répondre. Elle fut envahie par une nouvelle vague de douleur lui la fit lâcher son portable qui percuta le sol avec fracas. Elle se plia en deux et attrapa ses côtes en hurlant. Elle paniquait. Son corps lui envoyait des signaux qu'elle ne comprenait pas. Avait-elle trop abusé hier soir ? Si bien qu'elle faisait une crise de foi ou quelque chose de semblable ? Non, on ne mourrait pas d'une gueule de bois, ce n'était donc pas aussi grave qu'elle le pensait. La troisième vague de douleur lui ôta cette idée de l'esprit. Elle avait clairement l'impression qu'elle allait mourir tant la douleur était intense. Si forte, qu'elle ne pouvait plus emmètre un seul son. Elle ferma les yeux, la bouche grande ouverte, le visage humidifié de larmes. Ses oreilles bourdonnaient comme si un générateur s'était mis en route dans sa boîte crânienne. Elle avait la tête qui tournait comme un manège et était prise d'une envie irrépressible de vomir. Plus jamais je ne toucherais une goutte de téquila, réussit-elle à formuler dans son esprit alors que la douleur lui laissait une seconde de répit. L'assaut dans son corps reprit de plus belle. Elle gémit à en perdre haleine se battant avec les lacérations profondes que semblait lui infliger sa circulation à chaque pulsation. Puis soudain, plus rien. Le silence envahit son être. Un sifflement tel un ultrason emplit l'espace-temps jusqu'à lui faire perdre pied. Sa vision s'obscurcit et des particules blanches se projetèrent par millier à la surface de ses rétines jusqu'à lui faire perdre totalement la vue. Emy songea alors que son heure était sans doute venue.

Elle est faite de la même matière que les rêvesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant