Chapitre 34 : Le désespoir sait nager

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Le froid était vif. L'hiver n'avait pas dit son dernier mot. Une écharpe n'aurait son doute pas été du luxe. Emy marchait à vivre allure, les mains enfoncées dans les poches de son blouson, les épaules remontées et le cou rétracté comme une tortue pour se protéger tant bien que mal de la brise nocturne. Elle avait cessé de pleurer. Elle n'avait sans doute plus de larmes tant elle en avait versé sur le trajet. Elle était bien décidée à se changer les idées. L'alcool forcerait sûrement les choses. Noyer son chagrin n'était jamais une bonne option, mais ce soir Emy n'avait plus d'autre alternative pour anesthésier son cœur endolori. Elle entendait la musique bourdonner à mesure qu'elle approchait du bar choisi par ses collègues. Non, anciens collègues. Non, sa bande de copains. Il fallait appeler un chat : un chat. Les seules personnes qui se souciaient de son sort étaient rassemblées dans ce bar. Elle posa la main sur la porte et la poussa pour y rentrer. La musique lui agressa les oreilles et les lumières rose et bleu voltigeaient dans la pièce. Elle sentit tous les regards se braquer sur elle. Emy ferma la porte derrière elle et attacha son attention sur la foule. La quasi-totalité des personnes présentes faisait partie de son ancien boulot. Elle aperçut Mona et Sam, accoudées au bar. Jessica et Rebecca la surprise sur le visage qui la scrutait sur sa gauche. Pablo l'observait le regard plein de tristesse sur sa droite. Emy fit un salut lâche de la main avec une moue qu'elle voulut souriante. Elle qui pensait arriver discrètement, ce fut visiblement raté. Inès se fraya un chemin jusqu'à elle. Elle se plaça devant elle et la considéra avec intensité en caressant sa joue. Emy sentit les larmes remonter, mais elle serra les dents pour leur barrer la route. Elle en avait déjà trop versé, une de plus provoquerait un tsunami la replongeant dans son mal être et elle le refusait catégoriquement. Inès se pencha vers elle et lui embrassa tendrement le front avant de poser le sien contre sa tête. Après un instant elle murmura :

— Tu sais que tu es la plus belle personne dans cette pièce ?

Emy souffla du nez en esquissant un sourire.

— Est-ce que tout le monde sait ?

— Quoi ? Que tu es une bombe atomique ? C'est plutôt évident.

— Non idiote, pour Andréa.

Inès s'éclaircit la gorge en s'écartant pour l'observer de nouveau.

— Non. Ce que tout le monde sait, c'est que tu as été licencié parce que tu as tenu tête à un Bleu et que tu as franchi une ligne avec ta moto dans la même soirée.

— C'est l'histoire la plus absurde de tous les licenciements de la terre, souffla Emy.

— Il fallait que tu te fasses remarquer, c'est plus fort que toi, s'amusa son amie.

Emy jeta un coup d'œil gêné autour d'elle. Ses (anciens) collègues patientaient comme s'ils étaient dans les starting block, prêts à dégainer le slogan de la soirée tant attendu.

— Je t'offre un verre, beauté fatale ? renchérit Inès sans laisser à Emy l'occasion de lui répondre.

Elle hocha la tête avec un sourire. Inès lui rendit en levant les bras au ciel. La foule de Batteurs se mit alors à crier de joie et scanda des « joyeux anniversaire » pendant une bonne minute. Ils vinrent lui faire des accolades ou l'embrasser en lui précisant qu'elle leur manquait affreusement. Ce qu'ils pouvaient être attachant ces monstres feignants. Inès revint vers elle en dansant, deux pintes de bière à la main. La soirée pouvait enfin commencer.

Emy n'avait jamais été du genre à boire avec excès. Elle avait toujours été raisonnable préférant la qualité de son breuvage à la quantité servie. Elle avait toujours été sage afin de veiller sur les autres en suivant le précepte de « Celle qui ne boit pas peut t'aider à rentrer chez toi » ou encore « celle qui conduit c'est celle qui ne boit pas ». Ce soir, elle n'avait plus de permis, donc elle était à pied. La nécessité de rester sobre venait de s'effacer comme par magie. Quant à la seconde, elle se dit qu'Inès ou Jessica étaient assez grandes pour s'occuper d'elles-mêmes. À quoi bon rester sobre ce soir ? Elle avait 23 ans, elle n'avait plus de travail, plus de permis, plus de cœur. Elle n'avait plus aucune raison d'être raisonnable. Elle se dit que l'alcool pourrait noyer sa tristesse et lui rendre sa joie de vivre de façon éphémère. Elle vida verre après verre jusqu'à en perdre le compte. Elle dansa et cria sans se soucier de l'image qu'elle pouvait projeter à cet instant. Son esprit était attaché dans le wagon d'une montagne russe, prêt à prendre l'adrénaline qu'il recherchait inlassablement. Il était presque quatre heures du matin lorsque l'euphorie de son excès s'estompa. Frida Kahlo avait raison : le désespoir sait nager. L'alcool ne lui avait pas permis d'effacer cette douleur qui se débattait à la surface. Bien que le sol tanguait sous ses jambes, Emy était immobile, figée face aux fenêtres embuées du Dampierre à observer la neige tomber pour se transformer en pluie progressivement. Certains diront que l'on reconnaît le bonheur au bruit qu'il fait lorsqu'il s'en va. Grand Dieu, qu'il était bruyant ! La cacophonie était telle qu'elle était incapable de se concentrer. Elle haletait en manquant d'air tant son emprise se refermait sur elle. Elle sentit des bras encercler son torse. Elle avait beau être saoule, elle reconnut immédiatement le parfum de Mona. Elle la laissa la prendre dans ses bras et se rendit compte à cet instant que son visage était trempé de larmes qu'elle ne pouvait plus contenir.

— Ça va aller ma bichette. Je te promets que ça fera de moins en moins mal, murmura Mona en posant sa tête sur son épaule.

Emy grimaça et s'effondra de plus belle. Elle prit les mains de son amie et les serra contre elle.

— Je l'ai aimé... articula Emy difficilement. Je l'ai aimé à tel point que même quand elle m'a arraché le cœur j'ai essayé de la comprendre et de la justifier.

— C'est normal ma puce, lui répondit Mona le cœur serré. Tu es sans doute la personne la plus intègre et la plus humaine de toute celle qui m'a été donnée de rencontrer. Tu mérites d'être heureuse et je te promets que ça arrivera. Si Andréa n'est pas apte à assumer tout l'amour que tu as pu lui confier, tu le confieras à une autre.

Emy secoua la tête pour montrer son désaccord. Elle ne voulait personne d'autre dans sa vie. Son cœur venait de passer à la broyeuse, autant dire qu'avec la charpie qui en restait elle se dit que jamais plus elle ne serait plus capable d'aimer qui que ce soit. 

Elle est faite de la même matière que les rêvesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant