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Mars 1958

— Regarde ! C'est lui !
Carlos et Antonio étaient cachés derrière le mur de la cuisine d'où ils observaient aussi discrètement que possible la salle du restaurant de l'hôtel. La pièce était remplie de monde et de fumée. La chaleur y était étouffante. Carlos sentait sa chemise lui coller à la peau. Il regardait sans aucune curiosité l'homme pointé du doigt par son jeune collègue.
— Celui avec le chapeau de velours.
— Ah…
Carlos faisait la moue.
— Qu'est-ce que t'as ?
— Je sais pas… Je m'attendais à quelqu'un de plus… de plus distingué. Vu comment le patron en parle…
Antonio haussa les épaules.
— Tant qu'il paye… mais c'est vrai : il est original.
— En tout cas, il a l'air d'intéresser les journalistes. Il fait quoi dans la vie ?
Antonio fit la grimace.
— Je sais pas exactement, mais il étudie les papillons… je crois.
— Les papillons ?
La dernière réplique d'Antonio venait étrangement de piquer la curiosité de Carlos.
— D'où son nom… souffla-t-il finalement.

— Je peux savoir ce que vous faites ici ?
Les deux jeunes garçons se retournèrent d'un coup, pris par surprise et tombèrent nez à nez avec la silhouette large et imposante du cuisinier.
— Rien, rien du tout, fit Antonio d'un sourire gêné.
Et attrapant Carlos par le bras, il s'empressa de disparaître de la vue de cet impressionnant bonhomme.

Dans la salle, l'homme au chapeau de velours n'avait même pas remarqué les deux garçons qui l'épiaient à l'autre bout de la pièce. Frottant nerveusement ses épaisses moustaches, il répondait distraitement aux questions que les journalistes lui posaient.  Il était ailleurs, perdu dans les collines brésiliennes où il vivait la plus grande partie de l'année. Encadré par les deux journalistes, il regrettait d'ailleurs, comme à chaque fois, ce voyage au Portugal, où il n’arrivait jamais à passer inaperçu. Son nom :  Luís Fernando De Oliveira, dit Senhor Borboleta. Monsieur Papillon.

— Vous avez donc fait beaucoup de voyages dans votre vie ?
Senhor Borboleta fixa passivement du regard le journaliste. Il avait l'air plutôt jeune, plutôt inexpérimenté. Il ne semblait même pas remarquer l'exaspération du Senhor, son aîné de vingt-cinq ans tellement il était absorbé par l'enchaînement des questions qu'il lui posait.
— Euh oui… un peu.
— Vous pouvez nous en faire un bref résumé ?
— Mais je vous ai déjà raconté ça l'année dernière, non ?
— Pas à nous Senhor… au journal concurrent.
— Ah… Et vous ne regardez jamais ce que les autres ont écrit ? Parce que ça ferait gagner du temps quand même…
Le jeune reporter rougit. Il plongea son visage dans son carnet. La dernière réplique du Senhor Borboleta n'était apparemment pas prévue dans son scénario. Il pataugeait. C'est finalement le deuxième journaliste, jusqu'alors silencieux qui sauva habilement du naufrage l'interview, et son confrère par la même occasion.
— Senhor Borboleta. Parlez-nous un peu des espèces de papillons que vous étudiez.
Le visage du chercheur s'illumina. Tel un habile comédien, le journaliste venait, sans le savoir, de renverser le cours de l'histoire…
— Alors en ce moment je travaille sur les…
Senhor Borboleta était lancé. Pendant ce temps, le visage du jeune apprenti avait viré de l'écarlate au blanc. Il tourna la tête vers son collègue, qui, non peu fier de l'effet qu'il venait de produire, le pressa du regard de reprendre sa prise de note.
— Je m'intéresse beaucoup aux Limenitis archippus, ou Vice-Roi si vous préférez. Ce sont des animaux extraordinaires… vous n'imaginez pas…
Senhor Borboleta faisait de grands gestes. Il parlait avec passion, émerveillement. Ses yeux brillaient, ses moustaches frémissaient. Rien ne pouvait l'arrêter.
— Ses couleurs me font souvent penser à un autre papillon que l'on connaît souvent sous l'appellation Monarque. Mais voyons quel est son nom déjà ? Je l'ai sur le bout de la langue… Vous ne pouvez pas m'aider ?
Devant le regard pressant du Senhor, les deux journalistes essayèrent en vain de trouver ce nom dans un registre de langue qui leur était des plus inconnus.
Danaus plexippus.
La voix venait de derrière.  Elle avait disparu aussi vite qu'elle était apparue. Senhor Borboleta, qui réalisa quelques secondes trop tard que cette voix lui était inconnue, n'eut même pas le temps d'apercevoir son ombre.
— Qui a dit ça ? Qui a dit Danaus plexippus ?
Les deux journalistes échangèrent un regard, haussèrent les épaules, puis hochant légèrement la tête :
— Un serveur, je crois.
Et la discussion reprit, comme si rien ne s'était passé, comme si cette petite voix inconnue était juste une virgule perdue au milieu de la page. Senhor Borboleta aurait pu l'oublier. Il aurait pu tout simplement n'y prêter aucune attention comme la plupart des gens. Mais Senhor Borboleta n'était pas comme ça. Il était l'ami des papillons. Il était l'ami de tous ceux qui partageaient sa passion. C'était un original Senhor Borboleta.

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