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Août 1957

Les deux frères étaient allongés sur le sol, entourés par l'odeur rassurante des grands pins. On pourrait croire qu'ils dormaient, mais en gardant leurs yeux fermés ils se laissaient bercer par les herbes sèches qui ondulaient dans un bruit de papier froissé. On était dimanche. C'était l'été. Il faisait chaud. Il y avait autour d'eux un air de repos et de sérénité, comme lorsqu'on est enfant, l'été, même si à leur âge les vacances n'existaient plus.
Paulo se glissa sur son côté. Il avait dix-neuf ans. Il regarda son frère qui contemplait un petit insecte posé sur son doigt.
— Dis Carlos, dans « papillons » y a un « p » ou deux « p » ?
Sa voix résonnait d'une légère inquiétude.
— Ben, un au début et un au milieu.
— Oh c'est pas vrai, j'en ai mis deux au milieu…
D'un bond le petit insecte rouge et noir disparu. Carlos se tourna vers son frère.
— Tu parles de quoi ?
— Mais tu sais, dans la lettre que tu m'as aidé à écrire hier…
— Ah…
— Tu crois qu'elle le verra ?
— Sûrement oui.
Et comme assommé par un désespoir profond, Paulo roula sur le dos.
— C'est pas vrai ! J'aurais dû te la faire relire !
— Ben j'ai regardé un peu en diagonale mais celle là je l'ai pas vu…
— Ah parce que t'en a vu d'autres ?
Paulo s'était relevé et s'appuyait sur son coude. À côté de lui, Carlos regardait le ciel et un léger sourire se dessinait dans le coin de son visage.
— Oui, plein…
— Et tu m'as rien dit ?
— Non.
Paulo se jetta sur lui. Carlos se débattit un peu en riant mais il savait que son frère était bien plus fort que lui. Il préféra s'avouer vaincu.
— Arrête ! C'est bon je blaguais. J'étais suspendu à l'arbre la tête en bas. Tu crois vraiment que je regardais tes fautes d'orthographe !
Paulo relâcha un peu la pression et Carlos en profita pour se débarrasser de lui.
— Dis donc, ça te met dans un état. En plus, je suis sûr que Teresa, elle s'en fiche.
— Mouais, peut-être.
Silence.
— Paulo ?
— Quoi ?
— T'en as parlé aux parents ?
— De mon problème d'orthographe ?
— Mais non ! De Teresa !
— Ah… non.
— Pourquoi ?
— J'ai peur qu'ils soient pas d'accord.
— En tout cas c'est sûr, papa il dira non.
Paulo regarda son frère d'un air de dépit.
— Merci Carlos, ça me rassure beaucoup !
— Quoi, tout le monde le sait.
— Et maman alors ?
— Maman… elle dira oui.
— Ouais je pense aussi.
— Elle aime bien Teresa de toute façon.
Paulo se releva curieux.
— Comment tu le sais ?
— Elle me l'a dit.
— Elle te dit tout maman.
Paulo fronça les sourcils comme s'il venait d'entendre un bruit étrange, et posa la main sur son ventre.
— Eh Carlos, t'as pas faim ?
Un large sourire se dessina sur son visage.
— Maman a fait du pain…
Les regards complices des deux frères se croisèrent.
— On devrait rentrer non ?
— Ouais…
Paulo se releva d'un bond.
— Le premier à la maison a gagné !
Une course folle s'engagea alors au milieu de cette forêt qu'ils connaissaient par cœur, dont les petits chemins et les raccourcis étaient leur voie quotidienne. En passant, ils faisaient s'entrechoquer les grains de poussière volant dans les airs que semblaient donner vie les fins rayons de soleil dorés qui parvenaient à percer à travers le feuillage. Petit à petit, celui-ci se fit moins dense, et la grande route menant au village commença à se dessiner.
D'un coup Paulo s'arrêta. Il l'avait vu quelques mètres plus bas, dans son jardin, en train de bêcher. Des mèches noires tombaient de ses cheveux tressés et ondulaient au vent. Elle s'arrêta un instant et ses regards d'Andalouse fixèrent l'horizon. Oui car tout le problème était là. Teresa était espagnole. C'était la fille d'étrangers. C'était une étrangère. Rien de mieux pour faire parler un village. Contrairement à son frère aîné qui par sa colère nourrissait les préjugés, Teresa, elle, se moquait bien de ce que les gens pensaient. Elle savait que parmi les jeunes de son âge, elle avait fait tourner plus d'une tête. Elle savait qu'elle fascinait et qu'elle effrayait. Mais qu'importe, elle était ce qu'elle était. Elle ne cherchait pas à se faire aimer. Elle aimait. Ça lui suffisait.
Paulo n'était pas comme tous les autres. Pour lui Teresa était tout à fait normale excepté le fait que c'était la fille la plus extraordinaire du village. À côté de cela, qu'importe qu'elle vienne d'ici ou là-bas.
— Alors, tu t'arrêtes ?
Le coup d'épaule de Carlos fit sortir Paulo de sa paralysie.
— Ah, euh…
Il bafouillait.
— Va la voir si tu veux.
Paulo sourit à son frère. C'était bien de se sentir compris sans avoir besoin de s'expliquer. Et il partit en courant rejoindre sa fiancée. 
— Tant pis pour toi je mangerai tout le pain ! lui cria Carlos amusé.
Mais l'amour était plus fort que la faim. Carlos, par contre, qui n'était pas encore absorbé par ces affaires de grands enfants, sentait déjà l'odeur chaude et boisée du pain de sa mère. Il reprit sa marche d'un bon pas, sa jambe un peu boitante. Où qu'il soit son frère était toujours là, depuis ce petit croche patte d'un gamin jaloux à son petit frère d'un an. Rien de grave, mais la lésion mal soignée en gardait le souvenir. Paulo s'en voulait mais Carlos s'en moquait. Il se disait au fond qu'il aurait fait la même chose si leurs rôles avaient été inversés. C'était comme ça quand on s'aimait.
Carlos atteint le hameau. Les  fours fumaient et le soleil tombait à l'horizon. Plus que quelques heures et ce serait la nuit. Aussi surprenantes qu'inattendues, les rues de son village étaient pourtant de tout temps les mêmes. Il y avait toujours deux ou trois enfants qui couraient sur la terre sèche, quelques femmes qui remontaient du lavoir ou de la fontaine et qui s'arrêtaient pour discuter des dernières nouvelles, et un vieillard assis sur le pas de sa porte en train de fumer. Les hommes n'étaient pas souvent là la journée. Ils travaillaient aux champs ou s'occupaient des bêtes. Et le soir, en rentrant, ils s'arrêtaient au café où la télé venait d'arriver.
Carlos connaissait le chemin par cœur. Il dévia de la grande rue vers une petite ruelle pour déboucher de nouveau sur une avenue. Enfin, avenue, de son point de vue, car contrairement à la plupart des jeunes de son âge qui y avaient travaillé pendant leur adolescence, il n'avait jamais mis les pieds dans la capitale, ni dans aucune autre grande ville d'ailleurs.
Carlos passa la grande porte du porche et savoura l'ombre de la vieille grange. En s'approchant de l'entrée, il put entendre le son de voix familières : celles de son père et de sa mère. Il s'apprêtait à pénétrer dans la pièce quand il compris qu'on parlait de lui.
— Des cours du soir ?
La voix de Diego Costa résonnait de surprise.
— Oui, au village d'à côté. C'est gratuit. Carlos aura juste besoin d'y aller deux soirs par semaine.
Comme toujours, Linda s'improvisait avocate entre le père en colère et ses enfants.
— Rien que deux fois, hein ? C'est lui qui t'a demandé ?
— Non, répondit-elle sèchement, j'en ai entendu parler au marché.
Silence. Carlos, entendit derrière la porte, quelques coups de couteau tailler un morceau de bois.
— Tu le gâtes trop je te dis. Déjà qu'il a pas été à Lisbonne comme tous les autres…
— Il a trouvé un travail ici ! Pourquoi on l'aurait envoyé à Lisbonne ?
Nouveau silence.
— Je sais pas,  je vais réfléchir. Mais j'y vois aucun intérêt. Il ferait mieux de m'aider à couper du bois ou à rentrer les bêtes.
— Diego, tu sais bien que Carlos est bien plus doué de sa tête que de ses bras. Même Figueiredo l'a embauché ! Si on lui donne une chance, peut-être qu'il pourra trouver un travail un peu mieux payé que ceux d'ici.
— De toute manière on sait très bien que c'est ton fils préféré !
Ce dernier reproche tomba comme un grand coup. Même Carlos se sentit mal à l'aise de l'autre côté de la porte. En guise de réplique,  Linda jeta un regard noir à son mari. Elle n'aimait pas quand il disait ça. Elle aimait ses quatre enfants de cet amour de maman que personne ne peut décrire. Elle aimait Paulo, ce premier fils grâce à qui elle avait tout appris où presque sur ce qu'est être mère. Lui qui fut admiré par son père pour sa force et sa vigueur dès les premiers instants, elle l'aimait pour sa gentillesse et sa fragilité. Elle aimait Manuel et Valentin pour leur caractère, leur personnalité encore un peu cachée mais qu'elle les aider à développer. Elle les aimait tous. Mais Carlos était celui qu'elle comprenait le mieux, qui pensait comme elle. Elle ne le préférait pas, elle était juste un peu plus comme lui et c'est peut-être plus facile de s'aider quand on se ressemble.
Linda s'essuya les mains sur son tablier et reprit de sa voix douce mais ferme :
— Je les aime tous autant. Mais ils sont différents, alors je les aime différemment.
Carlos sourit. Il était fier de la réponse de sa mère. Mais il regrettait déjà d'avoir écouté cette conversation. Heureusement pour lui, le débat s'arrêta là et il se décida finalement à entrer.
Ses parents étaient tous les deux autour de la table, son père assis qui façonnait un petit morceau de bois et sa mère debout les mains dans la farine. Ils tournèrent tous les deux la tête en l'entendant entrer. Carlos essaya de cacher son malaise.
— Ah Carlos, c'est toi ! Il y a du pain chaud sur le buffet, tu peux te servir.
Carlos sourit de plaisir. Il n'avait presque pas besoin que sa mère lui indique le chemin. Même les yeux fermés, même les oreilles bouchées, rien qu'à l'odeur il l'aurait retrouvé. Il souleva le torchon à carreau vert et observa les tranches de pain de maïs qui semblaient lui cligner de l'œil. Carlos commençait juste à tendre sa main, lorsque ses petits frères entrèrent en trombe dans la maison.
— Les garçons, allez vous laver les mains avant de manger !
Mais « les garçons » étaient déjà répartis, lançant un « merci maman » avant de claquer la porte. L'ouragan était passé. Carlos se résolut à prendre une tranche au hasard et s'assit lui aussi à la table. Il n'y avait pas une parole, pas un bruit. Parce qu'il n'y avait rien à dire. Tout simplement.
Diego Costa finit par se lever.
— Ton frère est pas avec toi ?
— Non, il avait quelque chose à faire.
— Ah…
La mère et le fils se regardèrent d'un air complice. Puis chacun reprit son ouvrage ou son morceau de pain. Diego lui s'approcha de l'étagère et attrapa du bout des doigts son harmonica.
Quand il s'apprêtait à jouer, c'était toujours la même chose. Il commençait par le regarder, par le retourner, comme si c'était la première fois qu'il le voyait. Puis il soufflait un peu dedans, comme pour voir quel son ça faisait. Et seulement après, il se mettait à jouer. Et alors, étrangement, il était différent, comme si… comme si la musique enlevait la carapace de la vie et du temps. 
Carlos écoutait. Toujours d'une oreille parce qu'il avait l'habitude. Mais il savait que ça lui manquerait le jour où il ne l'entendrait plus. Car même si tout n'était pas parfait, Carlos aimait cette vie. Son travail de comptable et de secrétaire chez l'un des plus grands propriétaires du coin, les repas le soir en famille, les discussions et les batailles d'oreillers avec son frère jusqu'à tard dans la nuit et le pain de sa maman. Il aimait cette vie, oui, parce qu'il était chez lui. 

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