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1981

Le soleil se pointait à peine derrière les lignes des collines. La brume ne s'était pas encore levée et dessinait une fine couche lactée juste au-dessus des vergers du Kentucky. Entourés de petites barrières peintes en banc, des chevaux broutaient déjà l'herbe verte. À côté de là, Carlos était assis, les jambes repliées jusqu'au menton. Il regardait dans le vide. C'était l'anniversaire de la mort d'Amelia. Cela faisait dix ans. Dix années sans elle : une éternité. Et pourtant, il lui semblait des fois que c'était hier. Carlos repensait souvent à leur bonheur. Ce bonheur qui avait même réussi à surmonter la maladie. Mais aujourd'hui, il se rappelait de la tristesse, du désespoir, de la journée la plus sombre de sa vie. Il se voyait encore courir sous la pluie, entre les passants insouciants. Ses larmes étaient prêtes à couler mais il n'arrivait pas à pleurer. Il se voyait encore entrer dans la maison et apercevoir Senhor Borboleta, appuyé sur le parapet du balcon, le regard tourné vers la ville en contrebas. Au bruit de la porte claquée, il s'était retourné. Ils s'étaient regardés. Senhor Borboleta avait compris. C'était fini. Et Carlos s'était précipité dans ses bras, et il avait pleuré. Puis plus rien, comme un vide, un trou noir dans sa mémoire. Il était resté comme ça des heures, des jours, des mois. Sans pouvoir bouger, sans pouvoir penser. Sans pouvoir vivre. Il savait juste que Senhor Borboleta était là. Le soleil lui semblait plus sombre, les plantes plus pâles. Il ne pouvait plus regarder de fleurs, il ne pouvait plus regarder de papillons sans penser à elle, sans que la douleur remonte en lourds et étouffants sanglots…
Jusqu'au jour où Senhor Borboleta s'était assis, près de lui. Il l'avait pris par l'épaule, comme le ferait un père avec son fils quand il doit lui parler d’un sujet important.
— Carlos, écoute moi.
Sa voix était calme mais ferme.
— Je crois qu'il faudrait que tu partes d'ici.
Carlos avait tourné la tête et ouvert grand ses yeux.
— Pourquoi Senhor ? Pourquoi ?
Des milliers de questions lui tournaient dans la tête. Senhor Borboleta le regarda droit dans les yeux.
— Carlos, calme-toi. Je ne te chasse pas de la maison. Tu sais que ça sera toujours chez toi ici. Mais il faudrait que tu vois autre chose, que tu voyages, que tu découvres le monde. Sinon tu ne pourras jamais être heureux à nouveau.
— Mais je ne pourrais plus être heureux comme avant.
— Peut-être pas comme avant. Mais ça sera différent. Carlos, la vie continue et être heureux ne veut pas dire l'oublier. Amelia était une femme heureuse, joyeuse. Elle voulait que tu sois heureux toi aussi. Alors emporte-la dans tes souvenirs. Même à l'autre bout du monde tu pourras te rappeler de son rire.
Carlos pleurait. Mais à travers ses larmes, s'esquissait un léger sourire. Il avait levé les yeux et contemplait le décor autour de lui.
Ils étaient sur le balcon, le même où il avait trouvé Senhor Borboleta quelques mois plus tôt. Le soleil se couchait à l'horizon, et ses rayons dorés se diffusaient sur les murs éclatant de la maison. C'était beau.
Et pour la première fois depuis des mois, il réalisa que la vie était belle.

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