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La pièce était plongée dans la pénombre. Derrière ses murs de pierre, la vieille maison des Garcia tenait à l'ombre et au frais ses vieux souvenirs d'été. Seuls quelques rayons entraient par les fines fenêtres de la salle à manger et lui ôtait l'image lugubre à laquelle le lecteur aurait pu l'associer. 
Assis devant l'imposante table en bois de chêne, un crayon à la main, Adrian terminait de poser une opération. Il entendit la porte grincer et se refermer, mais leva à peine la tête.
— Bonjour.
— Bonjour.
Teresa et Adrian n'avaient jamais été très proches. Ils se croisaient de temps en temps quand Teresa venait aider ses parents. Mais ils ne s'étaient jamais vraiment compris et ne se comprenaient toujours pas d'ailleurs.
— Maman est au village et papa chez le maréchal. Y a que moi.
— Ça tombe bien, c'est toi que je voulais voir.
Elle venait de se planter devant lui. Adrian ignora la réplique et resta concentré sur ses calculs. Il ne releva la tête que lorsqu'il compris que Teresa ne lâcherai pas.
— C'est pas le moment Teresa.
Mais elle ne bougeait pas. Il soupira.
— Quoi ?
Elle déplia devant lui la chemise de son mari.
— Paulo la met plus. Tu la veux ?
— Tout ça pour ça ? Et puis depuis quand tu me passes de ses vêtements ? Tu sais bien que je suis plus grand que lui.
Et il se replongea dans ses papiers.
— Adrian ?
— Quoi encore ?
— Pourquoi t'as mis le feu chez Figueiredo ?
Elle avait lancé cette phrase sur un air de défi. La guerre était déclarée. Adrian l'avait compris. Il resta silencieux quelques instants. Teresa avait un avantage, il le savait : elle était préparée. Mais il n'était pas prêt d'abandonner. Il l'a regarda avec dédain.
— De quoi tu parles ?
— Tu sais bien de quoi je parle.
— Bon d'accord, je comprends que vous cherchiez à disculper Carlos. Mais ça sort d'où l'idée que ce serait moi le coupable ?
— De la chemise.
— De la chemise ?
— Il y avait de la suie sur la chemise de Paulo.
Teresa restait impassible. Il souleva ses sourcils.
— Et alors ?
— Il y avait de la suie sur tes mains aussi.
— Ben ouais, parce que j'ai aidé à éteindre le feu.
— Et comment tu savais qu'il y avait le feu ?
Il fit semblant de réfléchir.
— Voyons… j'étais peut-être dans la forêt ?
— Ah…
Elle se pencha sur la table et le regarda droit dans les yeux.
— Et tu faisais quoi dans la forêt ? Chez Figueiredo ?
— Je revenais des champs, c'est tout, comme tous les jours.
Teresa secoua la tête.
— Non !
— Et pourquoi pas ?
— Parce que tu étais déjà rentré des champs. Je m'en souviens très bien, maman t'avais demandé d'aller chercher de l'huile chez Soares ! Alors reposons la question : qu'est-ce que tu faisais là-bas ?
Ils restèrent de longues minutes sans bouger, juste à se regarder et à se demander qui lâcherait le premier. Finalement Adrian détourna le regard. Un point pour Teresa.
— Autre chose Adrian : Figueiredo tu le portais pas dans ton cœur ?
— Comme tout le monde ici. Et alors ?
— Et alors je me rappelle maintenant de ton visage quand tu es revenu « des champs ». C'était le visage de celui qu'on vient d'insulter et qui veut se venger.
— Peut-être. Mais ça prouve quoi tes petits souvenirs de gamine ?
Teresa se releva. C'était le moment de dévoiler son arme fatale.
— Je te connais Adrian. Et c'était tellement facile d'acheter des allumettes à la place de l'huile. Surtout quand on sait que Carlos vient de se faire injustement viré et qu'il aurait cent fois plus de raisons de se venger…
— Ça c'est faux ! J'ai jamais chercher à faire payer ce petit trouillard à ma place !
Et réalisant son erreur, il se leva d'un bond. Teresa sourit. L'orgueil de son frère l'avait rattrapé. Elle avait gagné. Adrian resta quelque temps sans parler. Il s'était laissé avoir, encore une fois. Il savait pourtant qu'elle était plus forte que lui. Il se passa la main sur le visage comme pour essayer de reprendre face.
— Carlos le savait de toute façon. Il était là quand Figueiredo m'a insulté et il m'a vu mettre le feu. Il avait qu'à le dire !
Teresa le regarda avec dégoût.
— Ça c'est moche ! T'as pas essayé un instant de comprendre pourquoi il avait rien dit ?
— Ben vas-y explique moi si t'es si intelligente !
Teresa reprit plus calmement.
— C'est Carlos qui est intelligent. Parce que Carlos, lui, il a compris que si on apprenait ce que t'avais fait, toute la famille aurait dû partir. Pas seulement toi Adrian ! Tous ! Et t'as pensé à moi ? T'as pensé à moi et à Paulo ?
Elle venait de pousser son frère contre le mur. C'était son amour qui venait de parler. Adrian resta bouche bée. Il ne savait plus quoi dire. Il baissa le regard. Et pour une fois il réalisa que son orgueil était peut-être un peu trop imposant, comme un mur, comme une montagne, qui cachait de devant ses yeux l'essentiel et la réalité.
— Je fais quoi alors Teresa ? Je fais quoi maintenant ?
Elle le regarda fixement.
— Tu pars d'ici. Et tu ne reviens plus. Comme Carlos.
Adrian regarda autour de lui, les murs de la maison où il avait grandi. Il soupira.
— T'as gagné Teresa. T'as gagné.
Teresa se détendit. Elle avait envie de pleurer. Pas trop pour son frère, mais surtout pour la fin de ces années de combats.

— Teresa ?
Elle sortit de ses pensées et tourna la tête. Paulo était là dans l'ouverture de la porte. Elle s'approcha.
— Qu'est-ce que tu fais là ?
Il lui sourit.
— Sûrement la même chose que toi…
Elle baissa le regard.
— Pardon, je me suis un peu emballée.  Tu voulais peut-être lui parler d'abord. C'était ton frère après tout…
Il lui prit sa main tombante.
— Mais lui, c'est ton frère.
Elle rougit. Puis jetant un regard vers le fond de la pièce :
— Je peux lui parler quand même deux minutes ?
Elle lui sourit et sortit de la pièce.

Ils étaient là, tous les deux, face à face, comme deux hommes qui doivent défendre leur héritage et leur dignité.
— Tu veux quoi ? Te battre ?
Adrian s'était redressé. Il avait retrouvé sa fierté. Mais Paulo, lui, ne bougeait pas. Il secoua la tête.
— Non Adrian. On se battra pas. On se battra pas parce qu'on est des lâches.
Adrian laissa retomber ses épaules. Il ne répliqua pas. Paulo poursuivit.
— On est des lâches, parce que toi tu n'as pas su assumer et parce que moi je n'ai pas su le défendre. Et à cause de notre lâcheté, j'ai perdu un frère. Tu sais ce que c'est perdre un frère, hein ?
Adrian se sentit soudain mal à l'aise. Il détourna la tête. Des images remontaient à sa mémoire. Des images de la guerre et des bombes, de cet hiver de 1939, de cette Espagne en feu, de cette Espagne qu'ils avaient fui en y laissant une partie d'eux.
— Alors c'est pour ça aussi qu'on ne se battra pas. Parce que la violence ne mène à rien, à part faire souffrir des innocents. Tu es d'accord Adrian ?
Il lui tendit sa main ouverte, cette invitation à la paix qui pouvait tout faire basculer, qu'Adrian pouvait accepter comme ignorer. Il la regarda longuement. Serrer cette main, ce serait accepter qu'il avait eu tort, s'abaisser devant celui qu'il avait imaginé être son rival, oublier un peu sa fierté tout simplement. Paulo attendit, il attendit patiemment, jusqu'à ce qu'enfin leurs mains se rejoignent. C'était fini.
— Bon courage pour la suite !
Adrian acquiesça. Il n'avait pas prononcé un mot. Paulo lui tapa légèrement l'épaule et se dirigea vers la porte.
— Paulo ?
Il s'arrêta dans son élan.
— Tu t'es trompé…
Silence.
— T'es pas un lâche. T'es pas un lâches toi.
Paulo sourit, sortit et ferma la porte derrière lui.

Il venait de retrouver Teresa. Elle était assise sur un banc en haut de la colline. C'était son endroit préféré. De là, on voyait tout le village. De là, on se sentait grand, tellement grand, mais aussi tellement petit quand on réalisait qu'on vivait là nous aussi, tout en bas, et qu'on était finalement pas plus grand qu'un simple papillon. Paulo s'assit à côté d'elle. Il soupira.
— J'ai tellement honte.
— Pourquoi ?
— Je me dis que si Carlos a rien dit c'est qu'il savait que j'aurais pas le courage de m'opposer à mon père, de partir de chez moi et de me marier avec toi.
— Peut-être…
Le vent s'était levé et faisait onduler les mèches de cheveux tombantes de Teresa.
— Mais je pense qu'y avait pas que ça.
Il lui jetta un regard interrogateur. Elle poursuivit.
— Carlos savait que si tu partais, tout serait plus compliqué. Il n'avait plus de travail donc il ne restait que ton père pour travailler. Et peut-être que Carlos aurait quand même dû partir pour trouver un emploi. Votre famille aurait été complètement brisée. Alors que là finalement, presque rien n'a changé…
— À part qu'il n'est plus là…
— Je pense que c'était à ça qu'il pensait.
— Il s'est sacrifié pour sa famille…
Teresa acquiesça et Paulo soupira. Il regarda le village, sa maison, celle de ses parents. C'est vrai qu'en fait, rien n'avait changé, ou presque.
— C'est bizarre… Je le connaissais pourtant bien mon frère mais je l'imaginais pas comme ça…
Teresa lui prit la main.
— On a toujours des choses à découvrir. C'est ça qui est bien dans la vie.

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