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Elle était de dos, à la table comme d’habitude. Elle avait entendu la porte se refermer derrière elle. Elle ne bougeait pas. Des pas heurtaient le parquet de bois. Des pas qu’elle reconnaîtrait parmi mille autres. Des pas un peu, juste un peu boitant. Des pas qu’elle attendait depuis longtemps. Elle frémit mais ne bougea toujours pas.
— La soupe va être froide.
Elle sentit qu’il s’arrêtait. Elle s’arrêta elle aussi. Elle se retourna, lentement, très lentement.
C’était lui, elle le savait. Elle le regarda puis se jeta dans ses bras.
— Oh Carlos ! Tu en as mis du temps.
— Pardon, maman.
Elle pleurait. Il pleurait. De ces larmes qui mêle la douleur de l’absence et la joie des retrouvailles, le temps qui passe et la vie qui se poursuit.
— Tu m’as manqué Carlos. Tu m’as manqué.
— Je vous avez dit de m’oublier.
Elle s’arrêta un instant et le fixa de ses yeux bleus.
— Et moi, je t’avais dit que jamais je ne pourrais t’oublier.
Il la serra contre lui. Elle paraissait si fragile maintenant qu’il avait grandi. Mais son cœur était toujours aussi grand. Peut-être sa taille était-elle proportionnelle aux nombres des années. Un cœur qui grandit sans cesse. Un cœur qui n’oublie pas. Un cœur qui aime sans attendre en retour. Un cœur qui aime ceux qu’elle a portés parce qu’ils font toujours un peu partie d’elle. Le cœur d'une mère. Oui le cœur d’une maman.

Carlos s’avança. Son père tourna la tête puis reprit sa contemplation du soleil en bas de l’horizon. C’était beau, en effet. Presque aussi beau qu’un soleil couchant. Quelques oiseaux occultaient parfois la lumière, de leur ombre sombre et noire.
Carlos s’avança. Il redoutait ce moment. Mais il n’avait pas peur. C’était un homme maintenant. Deux hommes, donc, père et fils.
— Je peux m’asseoir ?
Il hocha la tête. Carlos s’installa à côté de lui sur le banc de la cour. De là, il voyait les orangers, sa maison, le mur qu’il avait sauté et derrière l’horizon.
— Tu viens d’où comme ça ?
— D’Amérique.
— D’Amérique ?
— Oui.
— Rien que ça ?
Carlos ne répondit pas. “Rien que ça ?” Il ne savait pas ce que ça voulait dire. Il préféra le silence.
— Tu restes ici longtemps ?
— Non juste quelques jours. Après je retourne au Brésil.
— Ah… le Brésil… c’est vrai qu’on fait fortune là-bas ?
— Ça dépend.
— Ça dépend de quoi ?
— De si on a de la chance.
— Et toi t’as eu de la chance ?
— Oui j’ai eu beaucoup de chance.
— C’est bien.
Carlos sourit.
— Paulo m'attend. J’étais juste venu dire bonjour. Je reviendrai demain, je vous présenterai…
— Ton fils.
— Oui.
— Je l’ai vu passer tout à l’heure.
Carlos se leva. Il sourit et s’éloigna. Diego fixait toujours le lointain, comme si à son âge, on avait plus besoin de voir, plus besoin d’entendre, plus besoin de sentir pour comprendre. Il attrapa un petit objet que Carlos avait laissé sur le banc. Bien sûr, il savait ce que c’était. Il le fit tourner entre ses doigts, puis l’apportant jusqu’à ses lèvres, souffla un peu dedans. Il sonnait bien, oui, il sonnait bien cet harmonica.

Les deux frères étaient assis par terre, dans cette petite clairière entourée par les grands pins qu’ils connaissaient si bien. Ils parlaient. De tout de rien, ils parlaient. Il y avait longtemps que Carlos n’avait pas parlé autant. Ils avaient tant de choses à se dire. Comme avant. Et bizarrement, c’était comme si avant était hier. Ils riaient. Comme si rien ne s'était passé. Ils pleuraient. Comme s’ils n’avaient jamais été séparés. Et puis il y avait toujours ces silences. Ces silences que Carlos aimait tant, où l’on écoutait les oiseaux et le vent, où l’on laissait la nature s’exprimer un peu.
— J’aurais bien aimé la connaître.
Paulo avait repris la parole.
— Qui ?
Carlos suivit des yeux le regard de son frère. Ils vinrent se poser sur sa main gauche. L’alliance brillait sous la lumière dorée de la fin du jour. Il hocha la tête.
— Elle aussi… elle aurait bien aimé te connaître, vous connaître.
— T’as jamais voulu revenir ? Ou nous écrire ?
— Je sais pas. J’étais pas prêt je crois. J'espérais que vous m’auriez oublié.
— C’est impossible Carlos.
— C’est ce que j’ai compris dans ta lettre…
— Comment elle s’appelait ?
— Amélia.
Paulo baissa la tête.
— Je trouve ça injuste…
— Quoi ?
— Que toi tu sois seul et que moi j’ai toujours Teresa, alors que finalement c’est grâce à toi si on a pu se marier et rester ici.
— Je sais pas si c’est juste ou pas. Mais si j’étais resté là, j’aurais jamais rencontré Amelia. Et puis j’ai été heureux, je suis heureux. C’est ça qui compte non ?
— Oui, tu dois avoir raison.
Puis soudain, il se mit à rire.
— Quand je pense que tu te moquais de moi quand j’écrivais des lettres à Teresa ! Chacun son tour hein ?
— Figures-toi que je lui ai jamais écrit de lettres !
— Non !
— J’avais trop honte ! Elle écrivait tellement bien ! J’allais pas lui offrir mes petites rimes alors qu’elle écrivait en alexandrin !
— Mon pauvre Carlos ! Tu as trouvé ton maître ! Tu sais que quand j’ai dit à Teresa que c’est toi qui me dictait toutes ses lettres elle m’a répondu qu’elle s’en doutait bien. En même temps, c’est vrai que j’avais pas une tête à parler de fleurs et de papillons. Qu’est-ce qu’on peut être idiot quand on est gamin !
Carlos riait. Il s’allongea dans l’herbe.
— Mais qu’est-ce que c’était bien quand même…
Le vent soufflait doucement et faisait danser les ombres au-dessus de leur têtes. Carlos avait attrapé un petit insecte et l’observait se promener sur le bout de son doigt.
— Carlos ?
— Oui ?
— Tu vas faire quoi maintenant ?
Il se releva un peu et s’appuya sur ses coudes.
— Je peux pas rester ici. C’est plus comme avant. C’est un monde différent, et j’en fais plus parti.
— Alors tu vas aller où ?
— Je vais retourner au Brésil.
Paulo baissa la tête. Il était déçu, il le savait.
— Tu reviendras cette fois ?
— Je te le promets. Et je vous écrirais.
Paulo sourit.
— Tu nous parleras des papillons…
Carlos sourit aussi.
— Oui, des « pappillons » avec trois « p ».
Et le soleil se coucha, bercé par le rire joyeux des deux frères revenu un instant à l’âge de l’enfance, à l’âge de l’insouciance, où rien n’est plus beau que le moment présent.

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