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septembre 1957

Il faisait chaud, très chaud en cette après-midi de septembre. Les rues de Lisbonne étaient remplies de monde et il devenait de plus en plus difficile de pouvoir y circuler.
Carlos suivait avec peine Antonio qui, lui, ne semblait se soucier ni de la foule de badauds, ni du soleil qui tapait sur leur tête.
— Antonio ! Tu m'écoutes ? Attends-moi !
Le jeune garçon ralentit son allure. Il avait à peine douze ans mais était bien plus dégourdi que Carlos, pourtant de quatre ans son aîné.
Antonio était arrivé à Lisbonne au début de l'été, envoyé par ses parents pour travailler, comme la plupart des enfants de son âge.
Carlos, lui, était arrivé au début du mois et il s'adaptait avec difficulté à l'agitation de la capitale. À chaque pas posé sur ces trottoirs pavés, il regrettait les chemins poussiéreux de son village. Il n'avait jamais voulu venir ici. Il n'aurait jamais dû y venir d'ailleurs.
Carlos avait enfin réussi à rejoindre Antonio.
— Ralenti un peu ! J'arrive pas à te suivre !
Carlos profita qu'Antonio soit à l'arrêt pour s'appuyer contre le mur et souffler quelques instants. Il sentait une douleur grossir sur le côté et essayait de la faire passer en y appuyant son poing.
Antonio, lui, se sentait parfaitement bien. Il regardait avec impatience son ami qui ne faisait rien d'autres que de le retarder.
— C'est à cause de ta jambe ?
— Quoi ma jambe ?
Carlos, la main toujours appuyée sur le côté, baissa les yeux vers ses pieds.
— Ben ta jambe qui boîte. C'est à cause d'elle que t'arrive pas à me suivre ?
Le jeune homme sembla soudain comprendre.
— Ah ça non, j'ai l'habitude.
— Alors pourquoi tu marches si lentement ?
Carlos se releva brusquement.
— Mais t'as pas vu le monde qu'il y a ? Et cette chaleur ? Comment tu veux que je marche si vite ?
Antonio haussa les épaules.
— Je sais pas. Mais Senhor Da Silva nous attend dans une heure et on est même pas arrivé chez le boucher. 
— Pourquoi il va chercher sa viande si loin aussi ! Il pourrait pas la prendre au coin de la rue !
— Elle est meilleure là-bas. C'est pour les « riches clients » de l'hôtel. Bon, c'est bon on peut y aller ?
Carlos soupira et sans le moindre élan de motivation, se décolla du mur.
— Vas-y ! Je te suis !
Mais Antonio reprit sa marche d’un pas de course plus rapide encore, laissant derrière lui Carlos, bloqué par la foule qui marchait à contresens. En quelques secondes, le jeune garçon avait d'ailleurs complètement disparu. Ne connaissant pas le chemin et comprenant qu'il n'arriverait plus à rattraper Antonio, Carlos décida d'abandonner. Il s'appuya de nouveau contre le mur en attendant le retour de son ami. Les mains dans les poches, les jambes croisées, il regardait les passants marcher devant lui.
Étrangement, au milieu de cette foule il se sentait seul, terriblement seul. Tout lui était inconnu : ces rues pavées, ces visages qu'il croisait. Même le ciel lui semblait parfois différent de celui de son village. Un étranger. Voilà ce qu'il était. Carlos sourit un peu à cette idée. Jamais il n'aurait pensé qu'on puisse être un étranger dans son propre pays.
Une sonnette retentit derrière lui. Carlos tourna la tête. Un homme venait de sortir d'une boutique. Il passa devant lui sans le regarder.  De toute manière Carlos n'aurait pas croisé son regard. Il était bien trop occupé à regarder la vitrine de la boutique. Quelque chose avait attiré son attention. Il hésita quelques instants, puis jetant un dernier coup d'œil derrière lui, il poussa la porte du magasin.
Penché sur la vitrine, Carlos observait les petits objets brillants sous le soleil.
— Bonjour. Je peux vous aider ?
La voix venait de derrière son épaule. Carlos tourna la tête. Attiré par le bruit de la sonnette, le commerçant venait de surgir de l'arrière boutique. Il cachait avec peine la surprise sur son visage. Les jeunes gens comme Carlos ne faisaient pas partie de ses habituels clients.
— Je regardais les harmonicas.
— Et vous avez de quoi payer, jeune homme ?
Le vendeur se tenait fier et droit, les pouces coincés dans les bretelles de son pantalon. Carlos le fixa du regard.
— Et pourquoi pas ?
L'homme recula un peu. Il avait soudain l'air de se sentir mal à l'aise.
— Vous… vous jouez ?
— Pas moi, non.
— C'est pour un ami alors ?
— En quelque sorte, oui.
— Un cadeau ?
— Pas exactement, mais ça ne fait rien. Pouvez-vous me renseigner s'il vous plaît ?
Le commerçant avait remis ses pouces derrière les bretelles.
— Bien sûr. Vous pouvez mettre combien ?
Carlos fixa de nouveau le vendeur. Il ne lui faisait pas confiance.
— Je préférerais que vous me présentiez  d'abord les modèles que vous avez. Je choisirais à la fin en fonction de l'argent que je veux y mettre.
À contre-cœur, le commerçant se décida enfin à présenter ses instruments. Il avait fini par accepter que ce jeune homme ne se laisserait pas faire.

— Ah Carlos ! Je te cherchais !
Celui-ci regarda arriver son jeune ami chargé des paquets du boucher.
— Je suis pas sûr que tu me cherchais, répliqua-t-il en le déchargeant.
— Peut-être bien. Mais au moins tout le monde est content, non ?
Oui Antonio avait raison. Tout le monde était content. Même le vendeur d'instruments à qui Carlos venait de donner la totalité de ses économies en échange d'un petit harmonica.

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