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— Vous allez où ? Vous voulez que je vous porte ?
Carlos tourna la tête. Avec Enrique, ils marchaient depuis une demi-heure sur le bas-côté. Arrivés à la gare, ils avaient manqué le bus qui devait les amener jusqu’au village. Il ne leur restait donc plus qu’à marcher deux bonnes heures sous le soleil éclatant de l’après-midi. Alors quand cette espèce de fourgonnette s’arrêta pour les aider, Carlos n’osa pas refuser. Il fit monter Enrique à l’avant et s’installa à côté de lui.
Le conducteur souriait de ses dents un peu jaunes. Il avait les mains noires et dures des gens de la campagne, des gens avec qui Carlos avait grandi, des gens travailleurs et généreux pour qui la terre est sacrée.
— Vous venez d’où comme ça ?
— D’Amérique ! lui lança Enrique non sans fierté.
Il avait vite compris qu’ici ce simple mot produisait son effet et le chauffeur siffla effectivement d’admiration.
— Dis donc ! Mais qu’est-ce que vous allez faire jusqu’au village ? Vous connaissez du monde ?
— Il y a quelques années oui, répondit vaguement Carlos. Mais j’imagine que ça a bien changé depuis. Vous vivez là-bas ?
— Je vis dans le village voisin. Mais je travaille dans une grande ferme pas très loin, un peu sur la colline.
— Chez Figueiredo ?
— Ça c’était l’ancien propriétaire. Il a fait faillite il y a quelques années. Mais moi je ne l’ai pas connu. Je suis arrivé il y a dix ans et il n’y était déjà plus.
— Ah d’accord…
Carlos était un peu perdu dans ses pensées. Il se faisait violence pour refouler des pensées qu’il détestait. Pourtant ce « bien fait pour toi » revenait sans cesse comme un refrain que l’on répète. Il préféra finalement changer de sujet.
— Vous connaissez peut-être la famille Costa ?
— Un peu oui. Le père ou le fils ?
Carlos parut un peu décontenancé. Pendant des années il avait vécu dans l’ignorance, au milieu de questions, au milieu de rêves. Et maintenant qu’il pouvait enfin savoir, il ne savait plus par où commencer. Peut-être qu’au fond, il avait peur de la vérité.
— Euh… le père ?
Le chauffeur releva sa casquette.
— Bon, lui je le connais pas trop. Je sais qu’il râle tout le temps mais j’en sais pas plus.
Et il éclata d’un rire rauque qui déraillait à chaque nouvelle inspiration. Carlos sourit un peu. Il y a donc des choses qui ne changent pas.
— Et… il vit seul ?
— Avec sa femme. Mais ils ont un fils qui habite au village. Il est marié à Teresa l’Espagnole. Enfin j’ai rien contre les Espagnols…
Ça tout le monde le savait. Carlos riait sous cape. Il attendait la suite…
— Mais quand même, il y a quelques années, son frère, il a mis le feu chez Figueiredo et a failli brûler tout le village.
Carlos fronça les sourcils.
— Son frère ? Le frère de qui ?
— Ben de l’Espagnole, Teresa.
— Et il y a longtemps ?
Alors qu’il semblait soudain s’intéresser aux bavardages, Carlos ressentait au fond de lui une sensation étrange qui lui remuait le ventre. 
— Oh, il y a plus de vingt ans !
Paulo avait donc raison. Il savait vraiment.
— Et pour revenir à Costa, il a d’autres fils ?
— Oui, il en a deux autres qui sont partis je ne sais où, en Suisse et en Afrique du Sud je crois. Vous ne pouvez pas savoir la quantité de jeunes gens qui s’imagine faire fortune à l’étranger. C’est bien d’avoir des rêves mais bon, il y a la réalité…
— Et c’est tout ?
— C’est tout quoi ?
— Il a pas d’autres fils Costa ?
— Non… je crois pas. Ah si attendez, ma femme m’a dit l’autre fois qu’il aurait encore un fils. Elle a commencé à me raconter une histoire vieille de plus de vingt ans mais je me suis endormie. Tenez je vous dépose là ?
Carlos aida Enrique à descendre puis sauta à son tour. Ses pieds venaient de toucher le sol où il avait fait ses premiers pas. Cette terre qu’il avait tant regretté et qui était si souple comparé aux dures pavés de Lisbonne. Il se retourna, remercia le chauffeur et fit quelques pas. Il regardait par terre. C’était comme s’il avait peur de se retrouver face à la réalité. Peur peut-être aussi que les autres voient son visage. Il finit par lever la tête. Devant lui, il y avait le café Soares, la fontaine et les rues animées avec les vieux, les femmes et les enfants. Pas d’hommes, pas encore, comme avant. Mais sous leurs airs familiers, personne ne le reconnaissait. Rien dans ce décor n’avait changé, excepté qu’il n’en faisait plus partie. Enrique lui tenait la main. Il n’avait rien à craindre, lui. Pas comme Carlos qui redoutait son passé. C’est lui qui avait besoin d’être rassuré. Il prit finalement son courage à deux mains, des deux, de celle que tenait Enrique et de celle qui restait cachée dans son dos et s’avança.
Devant eux, des enfants jouaient au ballon. Carlos les observait. C’était lui au milieu. Lui et son frère. Lui et tous les autres qui revenaient à sa mémoire, mémoire qu’il acceptait enfin.
— Bonjour !
Les enfants s’arrêtèrent. On aurait pu croire qu’ils jouaient à un, deux, trois, soleil. En même temps, à cet âge, la vie n’est qu’un jeu.
— Vous savez où habite Paulo Costa ?
L'un d’entre eux s’approcha avec son grand sourire. Il avait à peu près le même âge qu’Enrique et avait l’air de diriger un peu la bande. C’était en quelque sorte le roi, le roi des bêtises.
— Oui je connais. C’est mon père Paulo Costa ! Vous voulez que je vous y amène ?
— S’il te plait, on veut bien.
Le jeune garçon lança quelques mots avec le ballon et le jeu reprit.
— Moi c’est José. Et toi ?
Il ne parlait pas à Carlos mais à Enrique. Ils étaient côte à côte dans la montée et Carlos un peu en retrait.
— Moi c’est Enrique.
— Tu voudras jouer avec nous Enrique ? Le foot tu connais ?
— Bien sûr, on y joue aussi dans mon village.
— C’est où ton village ?
— Dans la montagne. Au Mexique.
— Ah d’accord. C’est loin ?
— Très loin. Il faut prendre le bateau.
— Le bateau ? J’ai jamais pris le bateau. Mais j’ai un livre à la maison avec plein de photos de bateaux. Tu veux que je te le montre ? Tiens c’est ici chez moi !
Il ouvrit la porte et cria :
— Maman ! Y a quelqu’un qui veut vous voir !
— Quoi ?
— Y a quelqu’un qui veut voir papa !
Puis s’adressant à Carlos :
— Mon père est pas encore rentré mais il devrait pas tarder.
Teresa apparut alors dans l’encadrement de la porte.
— José je t’ai déjà dit… oh Carlos !
Elle avait un panier sous le bras et un enfant accroché à sa jupe.
— Bon pardon mais nous on veut passer ! Allez viens Enrique !
Et ils partirent en courant. Elle n'avait pas changé. C’était toujours la même. Elle ne bougeait pas. Carlos était un peu gêné.
— Pardon, j’aurais dû vous prévenir. Je veux pas vous déranger…
Teresa se mit alors à rire.
— C’est moi qui m’excuse, Carlos. Je ne m’attendais pas à te voir. Mais viens, entre. Paulo ne va pas tarder.
Carlos suivit Teresa jusque dans la maison et entra dans la salle à manger. La table était pleine de vie et d’enfants.
— Bon, tu connais déjà José, ensuite Elvira quinze ans, Maria treize ans et Pablo quatre ans.
— Quatre beaux enfants…
— Non cinq… il manque Carlos, l'aîné, il est avec son père.
Carlos fixa son regard dans le vide. Il murmura :
— Carlos…
— J’imagine que c’est ton fils, fit-elle en désignant Enrique.
Carlos s’attendait à cette question.
— Oui c’est mon fils, Enrique.
Teresa sourit.
— Paulo va être content de te voir.
Carlos se tourna vers Teresa. Il devait paraître un peu inquiet car elle s’empressa de continuer.
— Il t’a cherché pendant des années. Il tient vraiment beaucoup à toi tu sais. C’est le plus beau cadeau que tu peux lui faire de venir aujourd’hui…
La porte claqua.
— Teresa ? On est là !
On entendait les bottes taper sur le parquet du couloir de l’entrée.
— Et donc ça nous donnerait deux fois plus de rendement, parce que si vous calculez sur douze mois… Papa vous m’écoutez ?
— Oui, oui, tu veux pas qu’on en reparle demain.
— Mais vous m’avez demandé de faire les calculs…
— Euh… oui c’est très bien. Mais là je te suis plus.
Paulo avança dans le couloir. On sentait ses pas lourds de la fin de journée.
— Oh Teresa, je crois que je vais… ça va ?
— Oui pourquoi ? fit Teresa en riant.
Paulo était à l’entrée de la salle à manger. Il fit un pas en avant.
— Ben, je sais pas, on dirait que… Oh !
Il ne bougeait plus, la bouche entre-ouverte, stupéfait. Là, devant lui, souriant, Carlos, un peu caché par l’angle de la cloison. Un peu vieillit mais le même. Carlos ! Il se passa la main sur le visage. Oui, Carlos. Non, il ne rêvait pas. Pas un bruit. Pas un mot. Silence. Aucun des deux n’osait parler. Finalement Carlos s’avança et lui tendit sa main, parce qu’il ne savait pas quoi faire d’autres et qu’il fallait bien un premier pas. Alors, semblant soudain réaliser que le temps passait, Paulo attrapa cette main et prit son frère dans ses bras. Il pleurait. Ils pleuraient. Ils pleurèrent, longtemps. Sans un mot. Sans une parole. Parce qu’il n’y avait rien à dire. Parce que malgré les années, ils se comprenaient, rien qu’en se regardant, rien qu’en se touchant, rien qu’en pleurant. La douleur, le manque, l’absence, la joie, ils savaient tout ça.
— Pourquoi ils pleurent ?
José ne regardait plus les photos de bateaux, il fixait son père. Enrique aussi fixait son père.
Teresa s’approcha et doucement :
— Tu comprendras plus tard.
Enrique tourna la tête.
— Elle disait ça aussi, ma maman.
Teresa sourit. 
— Elle avait raison ta maman.

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