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Sur la place du village, entre deux vieilles maisons au crépis écaillé, s'était installé le café Soares. À 18h, il était rempli d'hommes assoiffés et fatigués, mais aussi de femmes et d'enfants qui venaient chercher les dernières victuailles qui leur manquaient. Car Soares ce n'était pas seulement un café. C'était aussi l'épicerie, la boulangerie, la charcuterie, la mercerie… enfin ce qu'on pourrait appeler aujourd'hui un supermarché en miniature. Quand on avait besoin de quelque chose, on pouvait être à peu près sûr d'y trouver son bonheur. Une sorte de caverne d'Ali Baba, en mieux rangée et en plus bruyante.
Paulo était accoudé au comptoir. Il attendait que les serveurs agités, ralentis par les interpellations trop nombreuses, lui apportent son sucre. Il n'en pouvait plus de cette ambiance enfumée. Il était stressé. Il s'était enfin décidé. C'était ce soir ou jamais. Il savait que son père s'y opposerait. Mais il comptait sur Carlos et sur sa mère. Où était Carlos d'ailleurs ? À cet instant même, il apparut derrière la vitre du café et Paulo lui fit un signe pour lui manifester sa présence. Carlos passa la porte. Il avait l'air perturbé, mal à l'aise.
— Ah Carlos ! lui lança le vieux Soares. Tu reviens de chez Figueiredo comme ça ! Ça a pas l'air d'être la joie dis donc !
— Arrêtez papa, on sait jamais qu'il soit là ! lui lança son fils qui passait alors derrière le comptoir, une montagne de paquet sur le bras.
— N'importe quoi ! Il viendra jamais ici Figueiredo ! C'est pas assez bien pour lui !
Figueiredo n'était pas, en effet, des plus appréciés. Mais il faisait vivre un peu tout le monde, ici, au village, alors on ne le détestait pas non plus.
Paulo jeta à son frère un regard interrogateur. Mais celui-ci esquiva la question d'un geste vague de la main. Paulo fronça les sourcils. Il voyait bien que quelque chose n'allait pas.
— C'était quoi qu'il te fallait déjà ?
Il tourna la tête. On venait de lui parler.
— 250 g de sucre, s'il vous plaît.
Paulo se retourna mais son frère avait disparu. Il n'aimait pas quand il faisait la tête. Heureusement ce n'était pas souvent le cas. Mais quand ça lui prenait, il devenait encore plus muet qu'une tombe. Impossible alors de savoir ce qui le perturbait.
— Tiens ton sucre !
Paulo sursauta.
— Ah merci.
Il déposa quelques pièces sur le comptoir et n'attendit pas plus longtemps dans le vacarme vibrant des voix.
Carlos était dehors, adossé contre le mur, les mains dans les poches. Paulo leva les yeux autour de lui comme pour chercher ses mots dans le paysage. Le ciel était gris, presque noir, prêt à éclater. En tournant la tête, il vit Adrian, le frère de Teresa, tourner au coin de la rue. Rien de mieux pour lui rappeler son défi de la soirée. Il baissa les yeux vers Carlos qui regardait le sol.
— Bon, qu'est-ce que t'as ?
— Fatigué, c'est tout.
Paulo savait qu'il n'en tirerait pas plus. Il s'appuya contre le crépis à côté de son frère.
— Ça y est je suis décidé. Je vais leur dire ce soir.
Carlos releva la tête.
— Ce soir ?
Le ton de sa voix trahissait une légère inquiétude.
— Pourquoi ? Y a un problème ?
— Non, non rien.
Et Carlos reprit la contemplation de ses pieds. Soudain, un petit objet sur le pavé attira son attention. Une boule d'angoisse monta alors jusqu'à sa poitrine.
— Dis à maman que j'arriverai en retard !
— Tu vas où Carlos ? Carlos ? Attends ! Attends-moi !
Il était parti en courant. Paulo tenta de le rattraper, mais arrivé au coin de la rue, il avait déjà disparu.
Le petit objet sur le trottoir c'était une allumette.

Carlos courait sans réfléchir. Seule la peur le guidait à travers la forêt. Il serait peut-être là-bas à temps. Il le devait. Pourquoi tout arrivait-il en même temps ? Et son frère qui voulait annoncer son mariage avec Teresa à ses parents ! Mais il ne devait pas penser. Il devait courir. Courir sans s'arrêter. Carlos vira à gauche. Il connaissait le chemin par cœur. Il l'empruntait tous les jours. Plus que quelques mètres et il serait arrivé. Mais l'odeur qui planait dans l'air lui faisait déjà sentir qu'il était trop tard. Et se retrouvant derrière la grande bâtisse des Figueiredo, il comprit qu'il avait échoué. La grange s'enflammait déjà, comme les arbres qui l'entouraient. Les quelques fermiers présents s'activaient tout autour et espéraient que la pluie tomberait avant que le feu n'atteigne le village. Carlos allait courir pour les rejoindre quand il s'arrêta net. Il venait de réaliser qu'en tentant de sauver la grange de Figueiredo il venait de prendre un risque énorme. Il n'avait rien à faire ici, à cette heure. Si on l'apercevait, on le soupçonnerait. On l'accuserait même peut-être. Alors pris de panique il s'enfuit vers le village.

Diego Costa claqua la porte. Il arrivait en même temps que l'orage. Paulo sursauta. Agitant ses jambes sous la table, il pensait à Teresa plus qu'à Carlos. Linda posa la soupe sur la table. Elle savait que quand le père rentrait c'était l'heure de manger. Tout le monde le savait. Diego s'assit et regarda autour de lui.
— Où est Carlos ?
— Il a dit qu'il arriverait un peu en retard…
— Il est pas à ses cours du soir hein ?
— Non, je ne lui en ai même pas parlé ! répliqua sèchement Linda.
— Quels cours du soir ?
Mais l'interrogation de Paulo resta sans réponse. Un éclair s'abattit pas très loin de là et la pluie se mit à tomber.
— Tant pis on mange sans lui.
Et le repas débuta. De longues minutes passèrent durant lesquelles seul le tintement des cuillères  contre les assiettes et le bruit de la pluie sur les carreaux perturbèrent le silence. Nouveau coup de tonnerre.
— Je t'ai cherché tout à l'heure Paulo ! T'étais où ?
— Je…
— Moi je sais où il était ! fit la fine voix grinçante du petit frère. Il était avec… aïe !
Paulo venait de lui donner un coup de pied. Les deux frères se jetèrent un regard noir. Ce n'était pas encore le moment d'aborder le sujet. Pas tant que Carlos ne serait pas rentré.
— Alors, t'étais où ?
— Euh… je…
Soudain la porte se ferma dans un bruit sourd.
— Oh Carlos !
Linda s'était levée.
— Mais tu es trempé… et tes habits sont noirs de suie ! Où est-ce que tu étais passé ? Viens à table, la soupe va être froide !
Carlos croisa le regard de son père, un regard en colère. Il baissa la tête. Ça aurait pu être pire. Il s'assit. Son frère le fixait. Il le sentait. Mais il ne devait pas le regarder, sinon il se mettrait à pleurer.
Paulo, lui, ne sentait pas le soutien de son frère. Ce n'était peut-être pas le bon moment. Mais comme un fou qui irait se jeter à la mer, il ravala sa peur et commença.
— J'ai quelque chose à vous dire…
Carlos se releva d'un coup. On venait de frapper brutalement à la porte du porche.
— Valentin va ouvrir !
Carlos se mit à trembler de tout son corps. Son frère l'attrapa fermement par le bras.
— Carlos ! Qu'est-ce qui t'arrive ?
La porte s'ouvrit. Carlos recula. Une quinzaine d'hommes étaient en face de lui. Silence. Malaise. Peur. Et…
— Qu'est-ce qu'il se passe ? Qu'est-ce que vous faites tous ici ?
Diego s'était levé d'un bond.
— Il se passe Costa, que ton fils a mis le feu à la grange de Figueiredo et qu'il a failli brûler tout le village.
Silence. Malaise. Peur. Carlos s'était reculé. Son père s'approcha de lui.
— C'est vrai Carlos ?
Il secoua la tête.
— Non, bien sûr que non ! Il n'aurait jamais fait ça ! cria Paulo.
Il se précipita vers son frère mais un bras l'attrapa au passage et le plaqua contre le mur.
— Lâche-moi ! Lâche-moi je te dis !
Paulo se débattait mais Adrian était bien plus grand et bien plus fort que lui. Carlos le
regardait immobile et un éclair passa dans son esprit.
— On l'a vu ! Il rodait près de la maison quand le feu s'est déclenché !
— Mais pourquoi il aurait fait ça ? cria la mère éperdue.
— Parce que Figueiredo l'a viré !
Silence. Diego fixait son fils.
— C'est vrai ?
— Oui.
— Pourquoi il t'as viré ?
— Il avait plus besoin de moi.
— Et c'est toi qui a mis le feu ? Pour te venger ?
— Non.
— Mais Diego… s'il te dit que c'est pas lui… supplia Linda.
— Laisse-nous ! C'est pas le moment !
Elle se replia contre le mur. Le poing entre les dents elle savait qu'elle ne pouvait rien faire. Elle regardait la scène, désœuvrée et paniquée.
— Qui alors Carlos ? Qui ?
Silence.
— Dis-le Carlos ! Dis-le si tu sais !
Paulo criait éperdument à l'autre bout de la pièce. Mais Carlos gardait le silence.
Diego fit un bond en avant. Carlos effrayé recula et avant de se plaquer contre la porte arrière, il heurta l'étagère. L'harmonica tomba et se brisa. Le père et le fils regardèrent en bas, les débris qui jonchaient le sol.
— Carlos, une dernière fois, si c'est pas toi, c'est qui ?
Les hommes derrière s'agitaient.
—Carlos ?
Il secoua la tête.
— Je peux pas…
Diego baissa la tête et serra les poings. Il était juste en face de son fils. Il se mit alors à parler doucement, comme il le faisait rarement.
— Tu me déçois Carlos. Tu me déçois beaucoup. Tu as deux choix : soit je te laisse à ces hommes, soit tu sors par cette porte et tu ne reviens jamais.
Pas un bruit. Dernier coup de tonnerre. Carlos regarda sa mère, son frère… et son père une dernière fois. Puis, baissant les yeux, il tourna la poignée, claqua la porte et disparut.
Linda s'effondra. Valentin et Manuel pleuraient. Adrian relâcha la pression et Paulo se précipita vers la porte. Mais seul un épais rideau de pluie tombait derrière la cloison de bois. Il allait s'aventurer dehors quand son père ferma la porte juste devant lui. Il avait retrouvé sa colère habituelle.
— Maintenant, vous tous là-bas, laissez-le tranquille et partez d'ici ! Et que je n'entende plus jamais, mais plus jamais parler de Carlos !

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