Voilà comment Camille et Sacha se sont mis ensemble. Ça s'est passé il y a deux ans. On était à la bibliothèque pendant la pause. Je faisais mes devoirs de math. Sacha m'aidait, car c'est son rayon. On était penchés sur ma copie, si près que je sentais son savon. Irish Spring.
Et d'un seul coup, il a dit :
— J'ai besoin de tes conseils. Je craque sur quelqu'un.
Pendant une fraction de seconde, j'ai cru – enfin, j'ai espéré – qu'il dirait que c'était moi. L'année venait de commencer. En août, on avait passé presque toutes nos journées ensemble. Parfois avec Camille, mais surtout tous les deux car Camille faisait un stage à la Plantation Montpelier trois jours par semaine. On nageait tout le temps. J'étais super bronzée. Pendant un bref instant, j'ai donc cru qu'il allait prononcer mon nom.
Mais ensuite, quand je l'ai vu rougir et se tortiller, j'ai compris que ce n'était pas moi.
J'ai mentalement établi une liste de filles potentielles. Il n'y avait pas grand monde dessus, car Sacha ne traînait pas avec beaucoup de filles. Il avait deux meilleurs amis : Jersey Mike – on l'appelait comme ça parce qu'il était arrivé du New Jersey pendant le collège – et Ben. C'est tout.
Ça aurait pu être Ashley, de l'équipe de volley. Un jour, il avait décrété que c'était la plus jolie fille du lycée. À sa décharge, c'était moi qui lui avais demandé de choisir. Je voulais savoir qui était la fille la plus mignonne de chaque classe. Pour la mienne, il avait désigné Genevieve. Ce n'était pas une surprise, mais ça m'avait quand même vexée.
C'était peut-être Jodie, l'étudiante qui bossait à la librairie. Sacha parlait souvent d'elle. Il nous disait à quel point elle était intelligente et cultivée. Il nous racontait qu'elle avait étudié en Inde et qu'elle était devenue bouddhiste. N'importe quoi ! C'était moi, l'Asiatique! C'était moi qui lui avais appris à manger avec des baguettes ! La première fois qu'il avait goûté du kimchi, c'était à la maison !
J'étais sur le point de lui demander qui c'était lorsque le bibliothécaire nous a demandé de nous taire. On s'est remis à travailler. Sacha n'a plus jamais abordé le sujet, et moi non plus. Honnêtement, je ne voulais pas savoir. Ce n'était pas moi, donc ça m'était égal.
Je n'ai pas pensé une seule seconde qu'il pouvait s'agir de Camille. Pas parce que je la trouvais inintéressante, au contraire. Plusieurs garçons lui avaient déjà fait des avances, tous du même genre :c'étaient des intellos susceptibles d'être ses binômes en chimie ou de se présenter contre elle au syndicat étudiant. Rétrospectivement, ce n'était pas aberrant que Camille ait plu à Sacha : il a totalement le profil.
Si on me demandait comment il est, je répondrais : « banal ». Quand on le voit, on se dit d'office qu'il est doué en informatique. C'est le genre de mec à appeler les bandes dessinées des « romans graphiques ». Cheveux bruns. Pas d'un brun spécial, juste châtain classique. Yeux vert-marron. Il est mince, mais il a de la force. Je m'en suis rendu compte le jour où je me suis foulé la cheville à côté du vieux terrain de base-ball : il m'a transportée sur son dos jusqu'à la maison. Il a des taches de rousseur qui lui donnent un air enfantin, et une fossette à la joue gauche. J'ai toujours aimé cette fossette. Sans elle, son visage serait beaucoup trop sérieux.
Ce qui m'a surprise, voire choquée, c'est qu'il puisse plaire à Camille. Pas du fait de la personnalité de Sacha, mais à cause de celle de Camille. Je ne l'avais jamais entendue parler d'un garçon, avant. Pas une seule fois. C'était moi, le cœur d'artichaut. « La tête de linotte »,comme disait ma grand-mère paternelle. Pas Camille. Elle était au-dessus de tout ça. Pour elle, ce genre de choses– les garçons, le maquillage, les fringues – n'avaient aucune importance.
C'est arrivé brusquement. Un soir, en octobre, Camille est rentrée tard. L'air froid de la montagne lui avait rosi les joues. Ses cheveux étaient tressés et elle portait une écharpe. Elle avait travaillé sur un projet scolaire. C'était l'heure de dîner et j'avais préparé du poulet au parmesan avec des spaghettis à la sauce tomate.
Elle est entrée dans la cuisine en déclarant :
— J'ai quelque chose à vous dire.
Je me souviens qu'elle avait les yeux brillants en enlevant son écharpe. Luna faisait ses devoirs sur la table, papa était en route et je remuais la sauce.
— Quoi donc ? avons-nous demandé en chœur.
— Sacha m'a dit que je lui plaisais, a-t elle répondu avec délectation.
Je me suis figée. Ensuite, j'ai laissé tomber ma cuillère en bois dans la casserole.
— Sacha? Notre Sacha à nous ?
Je ne pouvais pas la regarder en face. J'avais peur de trahir mes émotions.
— Oui. Il m'a attendue après les cours pour me faire sa déclaration, a-t elle renchéri avec un sourire béat. Il m'a dit que j'étais la fille de ses rêves. C'est fou, non ?
— Waouh, ai-je murmuré.
J'ai fait mon possible pour avoir l'air enthousiaste, mais je ne sais pas si j'ai été convaincante. Tout ce que je ressentais, c'était un profond désespoir. Et une jalousie si noire et si dévorante qu'elle m'étouffait. J'ai donc fait une seconde tentative :
— Waouh, Camille !
— Waouh, a répété Luna. Donc vous sortez ensemble, maintenant ?
J'ai retenu mon souffle en attendant sa réponse. Camille a pris une pincée de parmesan et l'a fourrée dans sa bouche.
— Ouais, j'imagine.
Et elle a souri. Ses yeux se sont adoucis. Que dis-je, ont fondu. Et j'ai compris qu'elle l'aimait. Vraiment. C'est cette nuit-là que j'ai écrit ma lettre à Sacha.
Cher Sacha...
J'ai beaucoup pleuré. Et la douleur est passée. Mon histoire d'amour était terminée avant même d'avoir commencé. Ce qui comptait, ce n'était pas que Sacha avait choisi Camille ; c'était que Camille l'avait choisi, lui.
Et voilà. J'ai versé toutes les larmes de mon corps, j'ai rédigé ma lettre et je suis passée à autre chose. Depuis, je n'ai pas une seule fois pensé à lui. C'est le destin. Ils étaient faits l'un pour l'autre.
Quand Camille revient se coucher, je suis toujours réveillée, mais je me dépêche de fermer les yeux et fais semblant de dormir, Luna blottie contre moi. J'entends un reniflement. Je jette un rapide coup d'œil à Camille. Elle nous tourne le dos. Ses épaules tressaillent. Elle pleure.
Camille ne pleure jamais. Maintenant que je l'ai vue verser des larmes pour Sacha, je suis d'autant plus convaincue que tout n'est pas fini entre eux.
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A tous les garçons que j'ai aimés ( reprise )
Fanfiction"Chaque fois que je prend la plume, je me laisse complètement allez, comme si personne n'aillais jamais me lire. C'est le cas, d'ailleurs. Je couche dans ses lettres mes pensées les plus secrètes, mes observations les plus fines, tout ce que j'ai ga...