Chapitre 4

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Chloé est ma plus vieille amie. Elle fume, elle traîne avec des garçons qu'elle connaît à peine et a été exclue du lycée à deux reprises. Une fois, elle a même été jugée pour absentéisme. Je ne savais même pas qu'on pouvait aller au tribunal pour ça. Rappelez-vous-en : à force de sécher les cours, on peut vraiment s'attirer des problèmes. 

Si on s'était connues maintenant, je suis presque sûre qu'on ne serait jamais devenues copines. On ne peut pas faire plus différentes. Mais ça n'a pas toujours été le cas : à douze ans, Chloé aimait les gommes et les carnets rigolos, les soirées pyjama et les soirées vidéo Beethoven et Maman, j'ai raté l'avion, comme moi. Par contre, deux ans plus tard, elle faisait le mur dès que mon père était couché pour rejoindre des types qu'elle avait rencontrés au centre commercial. Ils la ramenaient avant le lever du soleil. Je veillais jusqu'à ce qu'elle rentre, terrifiée à l'idée que mon père se réveille avant. Heureusement, elle est toujours arrivée à temps. 

Chloé n'est pas le genre d'amies qu'on appelle tous les soirs, ni avec lesquelles on déjeune tous les midis. Elle va et vient à sa guise, comme un chat sauvage. Rien ni personne ne la retient. Parfois, je ne la vois pas pendant des jours, et d'un seul coup, en pleine nuit, j'entends toquer à la vitre, j'ouvre et je tombe nez à nez avec Chloé juchée sur le magnolia. Du coup, je ne verrouille jamais ma fenêtre, au cas où. Chloé et Camille se détestent. Chloé trouve Camille coincée et Camille est convaincue que Chloé est bipolaire. Elle pense que Chloé m'utilise. Chloé estime que Camille contrôle ma vie. Je crois qu'elles ont toutes les deux raison. Mais en réalité, Chloé et moi, on se comprend. C'est le plus important. Les gens sous-estiment beaucoup cet aspect de l'amitié. 

Chloé m'appelle pour me dire que sa mère lui prend la tête, qu'elle veut passer chez moi – d'ailleurs, elle est déjà en route – et qu'elle aimerait bien grignoter quelque chose. 

Chloé et moi partageons un reste de gnocchis lorsque Camille rentre. Elle est allée déposer Luna au barbecue de fin d'année de son club de natation. 

Hé, salut ! dit-elle. 

Elle remarque le Coca light de Chloé, posé à même la table basse. 

Tu pourras mettre un sous-verre, s'il te plaît ? ajoute-t-elle avant de monter à l'étage. 

Putain, mais elle est prise de tête, ta sœur ! s'exclame Chloé. 

Je glisse un sous-verre sous sa cannette. 

Décidément, tu trouves tout le monde prise de tête, aujourd'hui. 

C'est parce que tout le monde est prise de tête, rétorque Chloé en levant les yeux au ciel, avant d'ajouter, le plus fort possible : Elle a un manche à balai dans le cul ! 

Ce à quoi Camille répond, depuis sa chambre : 

J'ai entendu ! 

C'était fait pour ! réplique Chloé en finissant les gnocchis. 

Elle va bientôt partir, dis-je en soupirant. 

Notre cher petit Sacha va faire un autel à la déesse Margot et allumer une bougie tous les soirs en attendant son retour ? demande Chloé, sarcastique. 

J'hésite. Je ne sais pas si leur séparation est toujours un secret d'État, mais je suis certaine que Camille n'aimerait pas que Chloé connaisse les détails de sa vie sentimentale. 

Je n'en sais rien, je me contente de répondre. 

Attends... Tu veux dire qu'elle l'a plaqué ? 

Je hoche la tête à contrecœur. 

Mais ne lui en parle pas. Elle est encore super triste. 

Camille ? Triste ? ironise Chloé en se rongeant un ongle. Camille n'est pas comme le commun des mortels, elle n'a pas d'émotions.

Tu ne la connais pas. Et tu imagines, si tout le monde était comme toi ? 

Chloé me lance un sourire carnassier. Ses incisives sont très pointues ; ça lui donne toujours un air affamé. 

C'est clair. 

Chloé est une boule d'émotions. Elle crie pour un rien. Elle dit souvent que les émotions, ça se hurle ou ça pourrit. L'autre jour, au supermarché, elle s'est déchaînée sur une femme qui lui avait marché sur le pied par mégarde. À mon avis, ses émotions ne risquent pas la putréfaction.

Je n'arrive pas à croire qu'elle sera partie dans quelques jours. 

D'un seul coup, j'ai envie de pleurer. 

Elle ne va pas mourir, Nina. Pas la peine de sortir les kleenex, intervient Chloé en tripotant un fil sortant de son short rouge. (Il est tellement court qu'on voit sa culotte – assortie – quand elle s'assoit.) En fait, je crois que ça te fera du bien. Tu pourras enfin être toi même au lieu d'obéir aux ordres de la reine Camille. Tu es au lycée, merde !C'est pile le moment où ça devient intéressant ! Je ne sais pas, moi ! Roule des pelles ! Éclate-toi ! 

Je proteste :

 — Je m'éclate.

 — Ouais, c'est ça. À la maison deretraite, réplique-t-elle en ricanant. 

Je la fusille du regard. Camille s'est mise à faire du bénévolat à la Résidence Belleview après avoir eu son permis. Son boulot, c'était d'organiser les petites réceptions. Je l'aidais de temps en temps. J'installais les bols de cacahuètes, je remplissais les verres... Parfois, Camille jouait au piano, mais en général, Stormy accaparait la scène. Stormy, c'est la diva de Belleview. Elle monopolise le micro, mais j'aime bien écouter ses histoires. Et puis il y a Miss Mary. Elle n'a pas une conversation passionnante – démence sénile oblige – mais c'est elle qui m'a appris à tricoter. 

Ils ont un nouveau bénévole, maintenant. Mais à Belleview, plus on est de fous, plus on rit. Les résidents ne reçoivent pas beaucoup de visites. Je devrais y retourner, ça me manque. Et ça ne m'amuse pas du tout que Chloé fasse des blagues sur eux. 

Ces gens se sont plus éclatés que tous nos amis réunis, je rétorque. Stormy, par exemple, faisait partie de l'USO ! Les soldats lui envoyaient des lettres d'amour par centaines. Un jour, un vétéran qui avait perdu sa jambe lui a offert un diamant ! 

Elle l'a gardé ? demande Chris, soudain intéressée. 

Oui. 

À mon avis, c'était plutôt déplacé de la part de Stormy de conserver la bague, vu qu'elle n'avait aucune intention d'épouser le soldat, mais elle me l'a montrée et je l'ai trouvée magnifique. C'est un diamant rose, très rare. Je parie qu'il vaut une fortune. 

Bon, O.K. Stormy a l'air d'avoir la classe, admet Chloé à contrecœur. 

Tu devrais venir avec moi, un de ces jours. On pourrait aller à une des réceptions. M. Perelli adore danser avec les nouvelles. Il t'apprendra le fox-trot. 

Chloé fait la grimace. On dirait que je viens de lui proposer de traîner à la déchetterie municipale. 

Non, merci. Et si moi, je t'emmenais danser ? propose-t-elle.(Elle désigne l'étage d'un hochement de tête.) Maintenant que ta sœur dégage, tu vas enfin pouvoir t'amuser. Fais-moi confiance, le fun, c'est ma spécialité ! 

C'est vrai. Chloé s'amuse toujours. Un peu trop, parfois. Mais une chose est sûre : elle ne fait pas semblant.

A tous les garçons que j'ai aimés ( reprise )Où les histoires vivent. Découvrez maintenant